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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/6

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L’AVALEUR DE SABRES

et cette puissante « famille Cocherie », qui est l’opéra de la foire, prennent invariablement les bons endroits.

La journée n’avait pas été heureuse, malgré un charmant soleil de printemps, et le ciel noir présageait une soirée nulle.

Madame Canada, coiffée d’étoupes et portant sur son dos éléphantin un petit caraco d’indienne Pompadour, battait la caisse avec une résignation mélancolique ; Cologne, la clarinette, et Poquet, dit Atlas, le trombone soufflaient dans leurs terribles outils avec découragement. Saladin, l’héritier présomptif, épluchait son triangle mollement ; Similor, cherchant en vain à l’horizon des dames à qui décocher le trait galant de son regard, agitait la cloche comme par manière d’acquit. Seul, Paillasse-Échalot, imperturbable dans sa constance, envoyait au travers de son porte-voix des appels mugissants, tout en relevant par de bonnes paroles le désespoir de ses compagnons.

— On n’a jamais rien vu d’analogue dans Paris ! criait-il. (bas) Allez, mademoiselle Freluche, nom d’un cœur ! tapez le chaudron comme un amour, ou vous n’aurez pas d’oignons dans votre soupe ! (Dans le porte-voix) jamais, jamais, jamais, on ne verra rien de si agréable ! (bas) Ferme, madame Canada, la jolie des jolies ! Un peu de nerf, Similor ! (haut) C’est la dernière, unique et irrévocable avant le départ de la grande machine américaine, électrique, pneumatique et agricole pour le Portugal, dont l’académie des sciences nationales, a voulu l’examiner en détail pour en faire un rapport à monsieur Leverrier ! (bas) Vas-y, Cologne ! pousse, Poquet ! Voilà trois payses là-bas qu’on peut faire… et un artilleur, et une petite dame blonde avec sa minette ! (haut) Les grandes eaux de Versailles au naturel, terminées par la chute du Rhin à Schaffhouse, avec les embarcations entraînées par le courant du fleuve qui est la frontière naturelle de la patrie. (bas) Encore deux artilleurs : c’est pour les trois payses : dur ! (haut) Héloïse et Abélard par mademoiselle Freluche et le jeune Saladin, premier élève du conservatoire de la Sicile, conquise par le général Garibaldi ! (bas) Attention ! Deux grosses mères et leur garçon boucher ! Au carillon, Amédée ! (haut) La mort d’Abel, par le même qui avalera trois sabres de cavalerie et cassera une demi-douzaine de cailloux sur les appas de madame Canada, première physicienne de l’Observatoire. (bas) Nom de nom ! regardez ! un pair de France étranger ou marchand d’esclaves des colonies ! c’est pour la petite blonde ! Allume ! (haut) Danses et élévations sur la corde roide, par mademoiselle Freluche, unique élève que madame Saqui a empêchée depuis quelque temps de paraître en public suite à la jalousie qu’elle lui inspire ! (dans le porte-voix) Madame Saqui ! madame Saqui ! madame Saqui !

Tout héroïsme a sa récompense. Quand Échalot s’arrêta épuisé, il y avait au moins une douzaine et demie de badauds devant la plate-forme du Théâtre Français et Hydraulique : trois artilleurs, trois Picardes, deux bonnes femmes entre lesquelles un jeune homme faisait le panier à deux anses ; quatre ou cinq soldats de la ligne et autant de gamins.

Il y avait en outre la jeune dame blonde donnant la main à une adorable petite fille de trois ans, et un personnage de grande taille, très brun de poil, plus brun de peau, qui suivait d’un œil fixe et sombre la jolie dame et son bijou de petite fille.