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Page:Féval - La Vampire.djvu/101

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LA VAMPIRE

Marcian Gregoryi suivait la même direction que ma sœur.

À quelques lieues de là, il y avait une tente toute simple, piquée au coin d’un bouquet de frênes et entourée par les feux d’un bivouac.

Au devant de la tente, des officiers généraux français s’entretenaient à voix basse.

À l’intérieur, un jeune homme de vingt-six ans, pâle, maigre, chétif, coiffant de cheveux plats un front puissant, dormait, la tête appuyée sur une carte pointée. Une lettre signée « Joséphine ». était ouverte sur la table et portait la marque de la poste de France.

Celui-là pouvait dormir ; il avait terriblement travaillé depuis le lever du soleil.

Une armée tout entière le gardait, soldats et généraux ; il était l’espoir et la gloire de la république française, victorieuse de l’univers.

Il avait nom Napoléon Bonaparte, il pouvait sommeiller en paix. Pour arriver jusqu’à lui, l’ennemi devait passer sur les corps de trente mille hommes.

Pourtant, il fut éveillé tout à coup par une main qui posa sur son épaule. Un homme qu’il ne connaissait pas, — un ennemi, — était debout devant lui, le sabre à la main.

Un homme grand, fort, jeune, doué au degré suprême de la mâle beauté de la race magyare et dont les yeux parlaient un terrible langage de colère et de haine.

— Général, dit-il froidement, je suis le comte Marcian Gregoryi ; mes pères étaient nobles avant la naissance du Christ, notre sauveur ; il n’y a jamais eu dans ma maison que des soldats. Je ne saurais pas assassiner. Je vous prie de prendre votre épée afin de vous défendre, car ma femme m’a trahi pour vous, et il faut que l’un de nous meure.

L’heure où l’on s’éveille est faible, mais Bonaparte n’eut pas peur, car il n’appela point, quoiqu’on entendit tout autour de la tente le murmure des gens qui veillaient.

S’il eût appelé, il était mort, car il y avait bien près de la pointe du sabre de Marcian Gregoryi à sa poitrine.

— Vous vous trompez ou vous êtes fou, répondit-il. Je connais pas votre femme.

Il ajouta, ramenant la lettre ouverte d’un geste calme :

— Il n’est pour moi qu’une femme, c’est ma femme.

— Général, répliqua Marcian, vous mentez !

Et sans perdre sa position d’homme prêt à frapper, il tira de son sein une lettre également ouverte qu’il présenta à Bonaparte.

La lettre était écrite en français ; ma sœur et moi, comme presque toutes les nobles hongroises, nous parlions le fran-