Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/295

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Le sourire de Pierre se fit niais tout à coup, de malin qu’il était.

— Je ne sais pas… dit-il.

L’Arménien tira sa montre.

— Je vais vous expliquer la chose, poursuivit-il. Vous avez de l’autre côté une pendule excellente, que j’entends sonner comme si j’étais auprès. Il est cinq heures et demie juste… si, dans trente minutes, j’entends sonner cinq heures au lieu de six, cet argent est à vous. Le garçon se gratta l’oreille.

— Ça ne serait pas bien difficile, répondit-il, si c’était seulement faisable… mais on ne peut pas retarder les pendules sans faire tout le tour du cadran… Après ça, si Monsieur y tient, je vais faire sonner toutes les heures les unes après les autres…

— Non pas ! non pas ! interrompit l’étranger ; il faut que la chose passe inaperçue.

— Alors, dit Pierre, le mieux serait d’arrêter tout bonnement le balancier.

L’Arménien croisa ses deux mains sur la table.

— Mon ami Pierre, dit-il, vous êtes un gaillard de ressources… Arrêtez le balancier, et si la pendule ne sonne pas avant une heure, vous aurez vos six louis… N’oubliez pas mon flacon de margaux.

Le garçon sortit.

L’Arménien s’en alla ouvrir la fenêtre.

Sur le boulevard, il y avait un homme, drapé dans un grand manteau, qui se promenait de long en large.

L’Arménien s’accouda sur l’appui de la fenêtre et le contempla durant quelques secondes avec une sincère pitié.

— Ferme à son poste ! grommela-t-il ; si on pouvait seulement lui passer un verre de bordeaux… Ma foi, je suis bien ici, moi, et j’ai le bon rôle !

Le froid du dehors le saisit ; il frissonna et ferma précipitamment la croisée.

— Chacun travaille suivant ses moyens, reprit-il. — Il a fait si souvent sentinelle sous de jolis balcons, que c’est un vrai plaisir pour lui de marcher les pieds dans le verglas… Quant à moi, je vaux mieux dans les maisons et dans les emplois où il s’agit de souper…