Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/343

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— Victoire, dit-elle, hier je suis allée à Sainte-Élisabeth, et j’ai parlé à un prêtre… — Tu ne sais pas ce que je lui ai demandé ?

Victoire fit un signe de tête négatif.

— Je lui ai demandé, reprit la vieille femme, de cet accent qu’on prend pour révéler un grand secret, — si Dieu ne punirait pas un fils qui chasserait sa vieille mère.

Victoire ne comprenait point, l’aïeule poursuivit en se penchant davantage :

— Le prêtre m’a répondu que ce fils serait maudit dans ce monde et dans l’autre… Penses-tu qu’il ait dit vrai, Victoire ?

— Ma mère, je le pense.

La vieille femme se rejeta en arrière et recula sa tête jusqu’à l’autre extrémité du grabat. Elle se prit à prononcer des paroles dont Victoire ne saisissait plus le sens.

— Moi aussi, moi aussi ! disait-elle, je crois que Dieu le maudirait… et pourtant il faut bien que je le voie !… Mais n’est-ce pas un crime, hélas ! que d’attirer le châtiment sur la tête de son fils !… Ah ! voilà bien longtemps que je veux aller vers lui et le voir… les autres ne le reconnaissent point ; il passe parmi ceux qui l’ont vu enfant, et personne ne sait mettre le nom de son père sur son visage… Mais le changement qu’apportent les années peut-il tromper le regard d’une mère ?… Je l’ai reconnu, moi, je l’ai reconnu tout de suite ; je sais où il est et ce qu’il est… il est bien riche !… et si je n’ai pas osé aller lui demander l’aumône, c’est que j’ai peur de la malédiction de Dieu !

Ces paroles n’arrivaient pas toutes jusqu’aux oreilles de Victoire, qui était absorbée par sa propre rêverie et n’essayait point de comprendre. Quand l’aïeule venait à parler de ce fils ingrat qui avait été la cause de tous les malheurs de la famille, elle semblait craindre d’être entendue ; mais elle parlait de lui longtemps. Son âme, trop pleine, versait involontairement sa douleur au dehors.

— Personne ne sait cela, poursuivit-elle ; et fasse le ciel que personne ne le sache jamais !… Il a des millions, et il s’est fait noble avec sa richesse… Mais moi, sa mère, il fallait bien que je susse d’où lui venaient tous ces trésors… j’ai cherché, j’ai interrogé, tout cela