Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/554

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— Chère, répliqua Sara, en sommes-nous donc à feindre ensemble ?…

— Dans le monde… commença la comtesse.

— Le monde !… s’écria Petite en frappant du pied avec impatience ; — et vous venez me parler de dangers !… mais c’est là qu’est le vrai péril, ma sœur !… dans le monde, tout secret transpire à force de patience et de travail ; je m’y suis fait une réputation qui rejaillit sur vous et que vous soutenez… mais, croyez-le bien, Esther, il suffirait d’un souffle pour ternir cette renommée… la moindre intrigue la tuerait… et chaque fois que vous regardez un homme, j’ai peur.

L’œil d’Esther se leva curieux et surpris.

— J’ai peur, parce que vous êtes dans un salon, poursuivit Petite, — parce que tous les yeux sont ouverts sur nous… parce qu’il y a là cent femmes qui sont jalouses, et qui guettent l’occasion de nous nuire !

Elle s’arrêta et regarda sa sœur en face.

— Voulez-vous être une sainte ! demanda-t-elle brusquement.

— Certes… balbutia la comtesse, prise hors de garde.

— Tu le voudrais, pauvre chère, s’écria Petite, mais tu ne le peux pas !… Tu es jeune, tu es forte ; ton cœur parle, tes sens s’agitent… Eh bien ! je te dis, moi, que le monde est un large piège où tu iras te prendre, les yeux ouverts… L’argent domine le monde ; mais il n’a pas pu encore tuer tous les préjugés… Si nous étions d’une race historique, si nos pères étaient morts à Bouvines ou à Fontenoy, je ne te parlerais peut-être pas ainsi… mais la faute qu’on pardonne à madame la duchesse, on en écrasera la fille du juif.

— Je suis comtesse… voulut dire Esther.

— Comtesse Lampion, ma bonne !… Crois-moi, dans notre position, il faut avoir deux cordes à son arc, deux chemins dans sa vie. — L’un qu’on suit à visage découvert et la tête hautaine ; l’autre où l’on s’engage à petit bruit, quand nul œil ne vous épie ; — l’un où l’on est froide, sévère et fermement en selle sur la vertu ; l’autre où l’on fait ce qu’on veut. Je sais une petite demoiselle qui dort avec son corset pour se faire une taille de guêpe ; elle arrive au bal suffoquée, et bien souvent sa mère est contrainte de desserrer, après la contredanse, le lacet trop tendu… Ne vaudrait-il pas mieux garder la gêne pour les heures que l’on donne au