Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/594

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tention. Ce qui semblait étrange, c’était le retard du chef de la famille.

Tous les jours, au coup de cinq heures, il ouvrait la porte de sa chambre et descendait au pavillon où l’attendaient ses filles ; aujourd’hui la pendule marquait près de six heures, et il ne venait point.

Ce retard était presque sans exemple ; il avait l’importance d’un événement.

À six heures moins le quart, Petite et Abel se déterminèrent à monter à la chambre du vieillard. Ils écoutèrent d’abord, l’oreille contre la serrure, et n’entendirent rien. Ils frappèrent, on ouvrit aussitôt.

Le vieux Moïse se montra sur le seuil avec le costume qu’il portait chaque soir. Il faisait ce qu’il pouvait pour paraître à son aise et libre d’esprit ; mais il y avait sur son visage une pâleur inaccoutumée, et tandis qu’il descendait, appuyé sur le bras de sa fille, des tremblements soudains agitaient ses vieux membres.

Son trouble était si visible que le jeune M. Abel lui-même, qui n’était point pourtant un observateur très-subtil, ne put manquer de s’en apercevoir.

On ne fit au vieillard aucune question.

Le repas fut silencieux ; chacun y apportait sa préoccupation ; Petite seule était gaie et charmante, comme toujours, au milieu du malaise général.

Les trois associés songeaient, chacun pour sa part, aux graves événements de la journée. Esther se demandait ce qu’avait pu devenir Goëtz. Lia était avec Otto ; ce qui s’était passé naguère dans sa chambre restait pour elle une énigme, mais elle se sentait le cœur serré au souvenir du nuage sombre qui avait couvert tout à coup le front de son amant. Sa jolie tête se penchait, rêveuse ; une inquiétude, qu’elle ne pouvait ni expliquer, ni vaincre, grandissait au dedans d’elle. Elle voulait être joyeuse et fêter l’arrivée d’Otto au fond de son âme, mais elle n’y trouvait qu’un pressentiment de malheur.

Quant au vieux Moïse, il était immobile et muet à la place d’honneur. Il ne mangeait point. La vivacité de son regard s’était éteinte. À voir son visage morne et frappé, on eût dit qu’une vision effrayante était devant ses yeux.