Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/806

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Tel était l’homme que Johann voulait enrôler dans le bataillon de son maître. Et cette œuvre, à vrai dire, ne présentait point de bien grandes difficultés : Fritz avait une bonne âme ; il gardait au fond de son cœur un souvenir fidèle à la race des Bluthaupt : c’était comme un instinct vague d’amour et de respect qui pouvait, les circonstances aidant, arriver jusqu’au dévouement, mais qui pouvait se voiler, sinon se perdre, et s’oublier et se tromper.

Fritz n’avait plus rien pour soutenir une lutte morale ; il avait perdu l’intelligence qui éclaire l’attaque, et la volonté qui rend fort.

Sa seule défense était un reste de religion, de cette religion ignorante et superstitieuse qui oublie presque d’adorer Dieu, tant elle s’occupe à conjurer le diable.

Johann connaissait son Fritz sur le bout du doigt. Vers minuit, après avoir fermé son cabaret, il était revenu aux Quatre Fils Aymon. Fritz ronflait dans un coin du billard. Le marchand de vins l’avait secoué et l’avait conduit jusqu’à la table où nous les voyons maintenant, en lui faisant flairer une chopine d’eau-de-vie.

Ils étaient là depuis une demi-heure environ, lorsque Polyte et Jean firent leur entrée. Johann buvait pour faire boire Fritz, et comme il avait éprouvé une résistance inattendue, il s’accoudait maintenant sur la table, la face pourpre et la langue épaisse.

Il était lui-même à moitié ivre.

Fritz s’asseyait en face de lui, morne et immobile comme toujours. La lumière de la lampe éclairait faiblement sa joue hâve, marbrée de plaques rouges, et encadrée par les masses rudes de sa grande barbe grise.