Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/30

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Johann réfléchissait. Il regrettait maintenant son imprudence et s’effrayait à voir les rides profondes qui sillonnaient le front du joueur d’orgue ; mais le pas était fait : avancer pouvait être dangereux, reculer était impossible.

Et Johann se disait dans sa sagesse :

— Si une fois je le tenais là-bas, du diable si je m’inquiéterais de lui !… on le payerait suivant ses mérites, et s’il faisait le méchant on s’arrangerait… mais ici pas moyen de brusquer les choses !… ce gamin-là pourrait mettre des bâtons dans mes roues… parlementons !

Si Jean avait pu lire en ce moment au fond de l’âme du cabaretier, il n’aurait eu qu’à prononcer une parole pour conquérir la rançon de son aïeule.

Mais la tête de Jean était pleine de trouble et de détresse ; la fièvre le brûlait ; il se perdait en ces méditations laborieuses et impossibles de l’homme qui croit raisonner et qui délire.

C’était un enfant ; il était faible ; la douleur le brisait. Il ne voyait pas l’occasion, et l’eût-il vue, peut-être n’en eût-il point su profiter. Johann, au contraire, avait toutes les expériences, et ne connaissait point de frein moral. À mesure que le silence se prolongeait, le marchand de vins reprenait son sang-froid et observait son compagnon de plus près ; il traduisait, à sa manière, le trouble muet du joueur d’orgue ; il devinait ; il voyait plus clair que Jean lui-même au fond de la pensée de Jean.

Et ce qui lui apparaissait naguère comme une équipée folle arrivait à devenir pour lui une négociation sérieuse. L’ivresse l’avait bien servi ; en étendant la main au hasard, il avait touché le but. À tout prendre, Jean était peut-être l’homme qui lui convenait le mieux.

— Eh bien ! reprit-il d’un ton confidentiel et insinuant, puisque tu te souviens à moitié, mon fils, mon pauvre garçon, je ne veux plus rien te cacher… mais de la prudence ; rappelle-toi qu’un seul mot pourrait te perdre !

— Me perdre ! répéta Jean.

— Mon fils, poursuivit Johann en donnant à son accent des inflexions toutes paternelles, je vois bien que tu ne sais pas jusqu’à quel point tu t’es engagé cette nuit… nous n’étions pas seuls… et ce ne serait pas