Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/490

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— Les jours s’en vont, dit-elle.

Chacun reconnut implicitement la justesse infinie de cette observation.

— Vienne la fin du mois, poursuivit la vieille femme de charge, et nous aurons la résine allumée pour dire l’Angelus du soir.

— Ça, c’est la vérité, appuya Simonnet.

Et tous répétèrent avec conviction :

— Les jours s’en vont ; ça, c’est la vérité !

Dame Goton savoura un instant l’approbation générale.

— Maître Simonnet, reprit-elle ensuite, si c’est un effet de votre complaisance, passez-moi le pichet ; ma pauvre langue brûle.

Au lieu d’un pichet on en passa dix, et tout le monde s’abreuva copieusement.

— Fameux, et droit en goût, s’écria la vieille femme en promenant voluptueusement sa langue sur ses lèvres après avoir bu ; — tout ce qu’on peut demander, c’est que le cidre de l’automne qui vient vaille celui de cette année… pas vrai ?

C’était là encore une de ces propositions dont le succès n’est point douteux. Tout le monde répondit affirmativement, et le maître du pressoir but un second coup pour prouver la sincérité de son opinion.

— Quant à ce qui est de l’an prochain, dit-il, on ne sait pas ce qu’on ne sait pas. Il cherra bien du bois mort dans la forêt d’ici l’automne, et notre monsieur dit que le temps qui court est un temps de péril.

Renée cessa de causer avec Yvon, et releva la tête avec inquiétude.

— Est-ce qu’on craint une attaque de Loups ? murmura-t-elle.

À cette question on eût pu voir le charbonnier fermer à demi les yeux et jeter à la ronde un furtif regard.

— Les Loups ! répéta Simonnet en frappant son poing sur la table. — Si j’étais seulement dans la peau de M. le lieutenant du roi, on ne les craindrait pas longtemps, les maudits brigands !… Dire qu’ils ont brillé mon beau pressoir de Bouëxis-en-Forêt !

— Volé mes vaches, ajouta la trayeuse.

— Dévasté mon chenil, dit Yvon.

— Braconné plus de gibier que n’en chasse en trois ans notre monsieur, exclama le garde.

— Tué mes poules !

— Foulé mes guérets !

— Brisé mes espaliers ! crièrent en chœur les divers fonctionnaires de la Tremlays.

La dame Goton bourrait gravement sa pipe et ne disait rien. Pelo Rouan, le charbonnier, semblait dormir, adossé contre la paroi de la cheminée.

— Oh ! les maudits brigands ! reprit le chœur au milieu duquel on distinguait la voie flûtée et suraiguë de la fille de chambre.

Goton alluma sa pipe, et lança trois redoutables bouffées.

— Il y a vingt ans, murmura-t-elle, le maître de la Tremlays s’appelait Nicolas Treml. Ceux que vous nommez les loups étaient des agneaux alors. C’est la misère qui a aiguisé leurs dents.