Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/569

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moi la fille de Jean Blanc et je l’élevai. Dans son enfance, avec les beaux traits de sa mère, elle avait les blancs cheveux du pauvre albinos, mais l’âge a mis un reflet d’or aux boucles brillantes qui encadrent le front gracieux de la fleur de la forêt : elle n’a plus rien de son père ; elle est belle.

« Que te dirai-je encore ? tu es dans le pays depuis hier, tu as dû entendre parler des Loups. C’est le premier mot qui frappe l’oreille du voyageur à son arrivée dans la forêt ; c’est le dernier qu’il entend à son départ. Les cupides hobereaux, qui, pour gagner quelques cordes de bois, ont voulu arracher le pain à cinq cents familles, tremblent maintenant derrière les murailles lézardées de leurs gentilhommières. Non-seulement les gens du roi ne se risquent plus guère dans la forêt, mais cet épais gourmand qui tient maintenant la ferme de l’impôt, Béchameil, regarde à deux fois avant d’envoyer à Paris le produit de ses recettes, — parce que la forêt est entre Rennes et Paris. »

— C’est fort bien, dit Jude, les Loups y sont de redoutables soldats, mais ne pourrions-nous pas parler un peu de Treml, et revenir à ce moyen ?…

— Ami, interrompit Pelo Rouan, les Loups et Treml ont plus de rapports entre eux que tu ne penses. Nicolas Treml, dont Dieu ait l’âme, fui le dernier gentilhomme breton : les Loups sont les derniers Bretons… Quant au moyen, si honnête, bon et brave serviteur que tu puisses être, on n’a pas attendu ton retour pour le tenter… Jean Blanc a autant et plus de hâte que toi d’en finir avec Yaunoy, car Mathieu et Sainte ne sont pas encore vengés. — Or, le jour où Vaunoy aura dit son dernier mot sur Treml, Jean Blanc chargera son vieux mousquet et recommencera la chasse interrompue, il y a dix-huit ans, sur la lisière de la forêt ; mais jusqu’ici ce misérable meurtrier a toujours échappé. Dernièrement encore, le manoir de Bouëxis a été attaqué dans le seul but de s’emparer de sa personne : il l’avait quitté cette nuit même, et les assaillants n’ont trouvé que les débris, tièdes encore, de son repas du soir.

— Vaunoy est un madré gibier, dit Jude en secouant la tête.

— Jean Blanc est un chasseur patient, répondit Pelo Fiouan, et sa meute se compose de deux mille Loups.

— Est-ce ainsi ? s’écria Jude dont la lente intelligence fut enfin frappée ; Jean serait-il ce mystérieux et terrible Loup blanc ?…

— Mon compagnon, interrompit le charbonnier avec une légère ironie, — Jean est Loup et il est blanc ; mais je ne sais si c’est de lui que parlent aux veillées des manoirs voisins les vieilles femmes de charge et les valets peureux… Jean Blanc peut beaucoup ; mais il est toujours le malheureux sur qui pèse incessamment le doigt de Dieu. Les accès de son terrible mal deviennent de jour en jour plus fréquents… Et certes, ajouta Pelo Rouan dont la voix s’étrangla tout à coup, — il n’eût pu faire le récit que vous venez d’entendre sans porter la peine de sa témérité : Jean n’affronte jamais en vain ses souvenirs.

Après avoir prononcé péniblement ces derniers mots, Pelo Rouan garda le silence, et Jude le vit s’agiter convulsivement sur son banc.

— Qu’avez-vous ? demanda-t-il.

— Va-t’en ! dit avec effort le charbonnier, tu sais tout ce que je pouvais t’apprendre.