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XIX
L’ABATTIS


Le vieux Carhoat, Prégent et le chevalier étaient toujours réunis dans la loge abandonnée du carrefour de Mi-Forêt.

Ils ne se montraient point chagrins et soucieux comme Philippe et Laurent dans le creux de leur chêne.

La gourde passait gaillardement de main en main. Le vieux Carhoat contait quelque bonne histoire du vieux temps, Kérizat disait ses fredaines de Paris, Prégent buvait, écoutait et haussait les épaules en disant : Bah ! avec tout plein d’admiration.

Du carrefour de Mi-Forêt, on entendait de temps à autre, comme à la Fosse-aux-Loups, les bruits errants et lointains de la chasse ; mais les trois bons compagnons n’étaient point d’humeur à s’en inquiéter.

Au moment où la gourde trop souvent retournée commençait à devenir légère et sonnait le creux, Francin Benard arriva tout essoufflé. Son chapeau en éteignoir couvrait les trois quarts de son visage. Il avait laissé aux branches du taillis une bonne part de sa veste en lambeaux. Ses jambes velues saignaient :

— Respect de vous, nos messieurs, dit-il, il faut se mettre en besogne !… je suis venu à pied, et il est à cheval.

Les deux Carhoat et le chevalier se levèrent aussitôt et sortirent avec leurs fusils.

Francin Benard, avant de les suivre, saisit la gourde abandonnée et mit le goulot dans sa bouche, déterminé à boire un énorme coup.

Il eut beau renverser sa tête en arrière et lever le ventre de la gourde, pas une goutte de liquide ne tomba dans son gosier desséché.

Le paysan grogna et sortit à son tour.

Il faisait nuit noire. Les deux Carhoat et le chevalier avaient mis sur leur visage les masques de peau de loup. Ils se concertèrent un instant, puis ils traversèrent le rond-point de l’étoile de Mi-Forêt et gagnèrent la tête de la route de Rennes.

Ils n’avaient point passé tout leur temps à boire. Kérizat et le vieux marquis étaient de vrais virtuoses, faut-il croire, en fait d’attaques de grandes routes. Avant de déboucher la gourde, ils avaient pris leurs mesures et dressé leurs batteries.

Au plus épais du bois, ils avaient coupé de fortes branches et des jeunes arbres tout entiers, qu’ils avaient traînés jusqu’au carrefour et jetés en travers la route.

C’était là, nul n’en peut disconvenir, un stratagème fort recommandable. Les