Page:Féval - Le chevalier ténèbre, 1925.djvu/20

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et même magnifique : cinquante couverts entouraient toujours l’énorme table carrée qu’on dressait à ciel ouvert, chaque jour, sous un dais de fil d’argent, dans la cour pavée de bois de cèdre, quand le canon de son méridien annonçait l’heure de midi.

« Vous êtes, messeigneurs et mesdames, les heureux enfants du pays le plus civilisé du globe, mais vous ne vous faites peut-être pas une idée juste des splendeurs de la vie noble dans certaines autres contrées que vous appelez sauvages. Nous n’avions pas là, — car j’ai été pendant des années le commensal du prince Jacobyi à son château de Chandor, — nous n’avions pas toutes les délicatesses, nettes, blanches et mignonnes de votre service français ; nous manquions peut-être des jolis raffinements de votre luxe portatif, si je puis ainsi dire, et qu’on pourrait caser dans sa valise en faisant un tour d’Europe, mais c’était le grand luxe, la grande vie, l’or répandu à flots, et toutes les fières jouissances de la richesse suzeraine. C’est pour ceux-là, vous ne pouvez pas l’ignorer, les derniers hauts barons, qu’on exprime avec soin le suc le plus pur de vos raisins bordelais ; c’est pour eux qu’on emprisonne l’esprit le plus pétillant de vos vignes champenoises. Les Indiens d’Amérique, dit-on, vendent leur or pour un peu d’eau-de-vie, vous vendez vos nectars pour un peu d’or, et c’est à peine si quelque goutte égarée de ces ambroisies étonne, à de longs intervalles, un gosier français. Pour goûter vos vins, il vous faut aller en Russie ou de l’autre côté du Danube où l’on vous invite à les boire.

« Chevet nous envoyait là-bas ses primeurs et ses conserves, Félix ses pâtisseries ; nous avions tout ce que vous avez ; nous avions de plus ce que vous n’avez pas, les fleurs de l’Orient cristallisées autour de nobles gibiers des Baconers et votre Cliquot moussait dans la pulpe creusée de nos pastèques.

« Jusqu’ici, je ne vois rien de bien sombre dans mon