Page:Féval - Le chevalier ténèbre, 1925.djvu/25

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et nous suivîmes notre route. Le 1er  novembre, comme nous revenions vers Itèbe, pour gagner Belgrade, nous retrouvâmes les deux suppliciés, tout nus, cette fois, et entourés d’une nuée de corbeaux. Nous campâmes dans la plaine, entre la potence et le Danube.

« À minuit, nous fûmes réveillés par les cris des corbeaux qui poussaient des croassements plaintifs. La lune n’était pas au ciel, mais il y avait une autre lumière, plus vive que le plus brillant clair de lune. D’où venait-elle ?

« À cette lueur, nous vîmes le grand nuage des corbeaux qui fuyaient. Nous vîmes aussi la potence, découpée en noir sur l’aurore boréale, avec les deux corps qui allaient se balançant lentement. Tout près de nous, deux chevaux blancs passèrent, sans bride ni selle et la crinière au vent ; ils glissaient comme deux flèches, mais nous n’entendions point le bruit de leurs pas.

« Ils s’arrêtèrent tous deux sous le gibet, l’un sous le grand pendu, l’autre sous le petit. Nous vîmes les quatre jambes des suppliciés remuer, puis s’écarter l’une de l’autre ; un éclair déchira les froides nuées de novembre, comme si c’eût été l’orage d’un ciel d’août ; les deux cordes du gibet se rompirent à la fois et les deux cadavres tombèrent en même temps, jambe de ci, jambe de là, sur les deux chevaux qui reprirent leur course dans un coup de tonnerre…

« — Voici ma pauvre belle Lénor qui frémit la fièvre, dit le prince ; allez en enfer, avec vos contes à dormir debout, effrontés mauvais plaisants !

« Solim étendit le bras en murmurant :

« — Mon frère Mikaël a dit la vérité, je le jure !

« Et Lénor, dont les jolies dents blanches se choquaient, dit avec effort :

« — Ils me divertissent, mon père, laissez-les poursuivre, je vous en prie !

« — À Itèbe, poursuivit Mikaël, nous demandâmes les noms des deux suppliciés : les frères Ténèbre !