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Page:F.Douglass, Mes années d'esclavage et de liberté, 1883.djvu/75

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— Quelle pitié ! fit le brave Irlandais, haussant les épaules.

Ses compagnons se rapprochèrent. Tous détestaient l’esclavage.

— Sauve-toi ! disaient-ils ; va dans le Nord ! Tu y trouveras des amis !

Sous les dehors de l’indifférence — je n’étais pas sûr de ces hommes ; plus d’un blanc avait poussé les esclaves à fuir, quitte à traquer le fugitif, à le ramener au maître contre grasse récompense — j’écoutais, j’enregistrais les paroles, elles ne me quittaient plus. Non que je songeasse à m’évader sur l’heure ; j’étais trop jeune, trop faible, trop ignorant. Mais une fois !…

Et comme il fallait savoir tout au moins manier la plume, ne fût-ce que pour écrire ma passe ; je résolus d’apprendre l’écriture.

Voici de quelle manière j’y parvins. Le service de mon maître m’appelait fréquemment dans ses chantiers. Or, sitôt une pièce de bois terminée, l’ouvrier la marquait d’une lettre majuscule ; la première du nom de telles ou telles parties du navire, selon sa destination : P, pour proue ; T, pour tillac ; B, pour bâbord.

Je ne fus pas longtemps à pénétrer l’arcane. Chargé d’entretenir le feu sous les chaudières, de garder le chantier tandis que les hommes allaient prendre leur repas, je copiais exactement les lettres : — Si j’en puis faire quatre, je les ferai toutes ! — pensais-je ; et je les fis. Pour m’assurer de leur excellence, j’avais mes camarades les gamins. D’une main hardie, je traçais sur quelque mur un A, une R, une M :