Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/192

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Pressé de questions, je finis par avouer la cause de mon chagrin.

— Je m’ennuie, leur dis-je, de n’avoir pas, au moins, un chemin de fer à faire construire !

Un cri d’étonnement part de toutes les poitrines.

— Oui, leur dis-je, le plaisir de croiser le fer avec vous, de temps à autre, ne me suffit plus. Il me plairait de doter mon pays d’une nouvelle voie ferrée, pour me délasser la main de la besogne d’écrire. Deux heures sonnées, mes articles imprimés, j’irais faire abattre un pan de forêt vierge et dresser, dans l’ombre, une station où les gourmets de la presse viendraient, de temps à autre, souper. Bien supérieur à Tite, qui, s’il eut vécu à notre époque, n’aurait pas même été directeur du chemin de fer (petite vitesse) de l’industrie, je verrais mes bonnes actions de chaque jour cotées au pair.

Après avoir laissé mes auditeurs se remettre un peu de leur émotion, je repris d’une voix douce et entraînante à la fois :

— J’aimerais à avoir mon petit million d’acres de terre sur les bords du St.-Maurice, tout comme un autre. Au fait, pourquoi ne nous partagerions-nous pas cette contrée, qui n’est point habitée, mais qui, certes, mérite de l’être ? Qu’attend-on pour la distribuer, par petits morceaux, aux journalistes ? Que les castors s’y mettent ! Nous écririons moins d’articles, parfois mal sonnants aux oreilles délicates de quelques ministres, si nous avions, chacun, à nous occuper du défrichement de cent mille acres de terres incultes. Nous rentrerions le soir si fatigués, que nous n’aurions que la force d’envoyer à l’imprimerie ces simples mots :

« Bonne nuit, lecteurs ; dors, gouvernement excellent. »

Ce serait charmant ; nous fonderions un hameau de journalistes, qui, plus tard, deviendrait une ville où il n’y aurait que des publicistes. Là on naîtrait avec des idées. On n’aurait qu’à se baisser pour ramasser du talent. L’imagination déploierait en paix ses ailes et s’élèverait d’un vol égal, jus-