Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/251

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— Le portrait n’est, pas mal destiné, mais ce n’est pas le mien, reprit Martel.

— Le vôtre, attendez, le voici : un garçon, qui, n’a fait qu’une bonne classe, sa rhétorique, sort du collège avec la résolution de prendre le premier train express qui passera à destination de la postérité. Son désir est de devenir un homme célébrer, à la première occasion. Afin de n’être point pris, au dépourvu par la gloire, il se compose une figure historique. Les souverains d’un pays libre, ce sont les orateurs ; il veut être orateur. Il a toujours dans sa poche un discours, ce qui lui permet d’improviser impunément, À tout propos il monte à la tribune ; il fait tourner toutes les réunions auxquelles il assiste, dîner ou fête d’amis, en séance parlementaire. Quant aux femmes, comme en général elles ne lisent pas ses articles et prêtent une oreille distraite à ses harangues, il les tient à l’écart. Un jour cependant, il en rencontre une à qui un peu de littérature recueillie, ça et là dans le Journal pour Tous, permet de l’éblouir. Elle lui insinue qu’il ressemble à Victor Hugo et elle lui prend le cœur dans quelques phrases prétentieuses. Lui qui ne devait jamais se marier, le voici épris ; son éloquence change de thème, il répond maintenant à la santé des dames. Bref, amoureux comme on ne l’est plus de nos jours, de tribun, il se fait chevalier, et épouse, sans un sou vaillant l’héroïne que lui a formée le Journal pour Tous.

— Nous nous éloignons, de la question, dit Duport. L’éloquence française s’abreuve de verres d’eau sucrée ; je propose de vider les nôtres en l’honneur du docteur Blandy avant de le laisser poursuivre

S’échauffant à la discussion, le docteur avait insensiblement élevé la voix de façon à être entendu dans toute la salle, devenue presque déserte. Les trois jeunes gens qui buvaient au comptoir, s’étaient rapprochés, pour écouter, et un peu aussi dans l’espoir que le débat ne se terminerait pas sans un verre de vin.