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série d’idées bien capables d’humilier l’homme, cet autocrate superbe et naïf de l’intelligence.

« Du premier coup d’œil, elle jugea la situation : on voulait l’empêcher de boire. Elle fit le tour de la mare pour s’assurer si tous les abords en étaient défendus. Convaincue qu’il ne restait aucune autre brèche que les brèches dangereuses, elle se retira sur un petit tas de sable à deux pas de l’eau. Elle resta là quelques minutes, chauffant son ventre au soleil, silencieuse, méditative, se battant de temps à autre la tête du bout de l’aile, comme un philosophe aux abois qui se donnerait des coups de poing pour faire jaillir des idées de son cerveau. Enfin, elle revient à la mare, se dirigeant droit sur nos gluaux. Je retins mon haleine pour faire moins de bruit. L’alouette avançait toujours, redressant sa petite huppe et grésillant. Dieu ! elle était arrivée à l’endroit fatal ; pour peu qu’elle inclinât sa jolie tête, elle était perdue ! La fine bête le comprit, et, par un léger battement d’ailes, fit un saut en arrière. Elle fut un instant immobile et sembla hésiter. Pourtant elle ne pouvait partir sans avoir bu ! Elle revint vers l’eau ; cette fois, lentement, posément. Elle marcha de ce pas réfléchi jusqu’à l’une de nos petites ouvertures ; puis, là, par une pirouette rapide, tournant la tête vers la lande et jetant la queue sur le gluau, elle entraîna celui-ci à travers le sable, ayant soin de ne pas déployer ses ailes de peur de les embarrasser. Tant qu’elle sentit les plumes de sa queue alourdies par le fardeau qu’elles traînaient après elles, l’alouette alla à travers le sable sans repos et sans trêve. Enfin, le gluau, terreux, chargé de brindilles de genévriers, se détacha. L’oiseau, libre, but et s’envola.

« Cette manœuvre rusée avait eu tout l’intérêt d’un drame ; mais le dénoûment ayant tourné contre nous, Sauvageol traduisit son désappointement par un juron énergique. Il se leva de mauvaise humeur, alla fixer un nouveau gluau à la porte si adroitement forcée par l’alouette, et revint se coucher dans le taillis, marmottant entre ses dents :

« — Quel tour cette coquine nous a joué ! quel tour !

« Nous fûmes dédommagés de sa perte. Les chardonnerets et les linottes, qui s’étaient fait attendre, s’abattirent bientôt en foule autour de la mare. Ces pauvres oiseaux, pressés de boire, tombèrent sur nos gluaux dru comme grêle. Six linottes et quatre chardonnerets furent attrapés d’un seul coup. Sauvageol était aux anges !

« — Méniquette sera bien heureuse ! » me répétait-il.

« Cependant, si notre cage à demi-pleine me réjouissait, je