Page:Faguet - En lisant Nietzsche, 1904.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’est point faite pour la masse. Elle est faite pour une élite qui seule représente l’humanité, qui seule est véritablement l’humanité, et qui doit gouverner l’humanité et mépriser profondément la masse, son tempérament, sa complexion, ses mœurs et ses préjugés. Ma théorie est essentiellement et radicalement aristocratique.

Et c’était — comme il arrive presque toujours — la cause et l’effet à la fois. La théorie de Nietzsche le conduisait à l’aristocratisme en l’y acculant ; et Nietzsche, aristocrate de nature et de tempérament, avait pris sa théorie dans ses tendances aristocratiques ; et Nietzsche était aristocrate parce qu’il était immoraliste, et il était immoraliste parce qu’il était aristocrate. Son idée centrale, à la fois philosophique et historique, son idée maîtresse, c’est que c’est le peuple qui a inventé la morale, pour brider, museler, entraver et paralyser les forts et les beaux, ceux qui veulent vivre en force et en beauté ; et que le peuple, patient et rusé, y a parfaitement réussi. Le peuple, aux instincts bas, ne peut vivre ni en beauté ni en force ; il veut vivre platement, pacifiquement, sûrement, doucement, et ne jamais faire de grandes choses. Il n’aime pas du tout la vie dangereuse. Il veut manger du pain, regarder les jeux du cirque, se reproduire, s’enivrer un peu, chanter quelques