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Page:Faguet - Voltaire, 1895.djvu/230

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Voltaire

je peux vous dire, c’est que La Fontaine n’aurait jamais pu parler d’Ésope et de Phèdre aussi bien que vous parlez de lui.

À propos, Monsieur, vous me reprochez, mais avec votre politesse et vos grâces ordinaires, d’avoir dit que La Fontaine n’était pas assez peintre. Il me souvient, en effet, d’avoir dit autrefois qu’il n’était pas un peintre aussi fécond, aussi varié que l’Arioste, et c’était à propos de Joconde. J’avoue mon hérésie au plus aimable prêtre de notre Église. Vous me faites sentir plus que jamais combien La Fontaine est charmant dans ses bonnes fables ; je dis dans les bonnes, car les mauvaises sont bien mauvaises ; mais que l’Arioste est supérieur à lui, et à tout ce qui m’a jamais charmé, par la fécondité de son génie inventif, par la profusion de ses images, par la profonde connaissance du cœur humain, sans faire jamais le docteur, par ses railleries si naturelles dont il assaisonne les choses les plus terribles !

J’y trouve toute la grande poésie d’Homère avec plus de variété, toute l’imagination des Mille et une nuits, la sensibilité de Tibulle, les plaisanteries de Plante, toujours le merveilleux et le simple. Les exordes de ses chants sont d’une morale si vraie et si enjouée !

N’êtes-vous pas étonné qu’il ait pu faire un poème de plus de quarante mille vers, dans lequel il n’y a pas un morceau ennuyeux, et pas une ligne qui pèche contre la langue, pas un tour forcé, pas un mot impropre ? Et encore ce poème est tout en stances. Je vous avoue que cet Arioste est mon homme, ou plutôt un dieu, il divin’ Ariosto, comme disent ces messieurs de Florence.

Pardonnez-moi ma folie. La Fontaine est un charmant enfant que j’aime de tout mon cœur ; mais laissez-moi en extase devant Messer Lodovico, qui d’ailleurs a fait des épîtres comparables à celles d’Horace. Multæ sunt mansiones in domo patris mei, « il y a plusieurs places dans la maison de mon père. » Vous occupez une de ces places. Continuez, Monsieur ; réhabilitez notre siècle. Je le quitte sans regret. Ayez surtout grand soin de votre santé. Je sais ce que c’est que d’avoir été quatre-vingt et un ans malade.

Agréez, Monsieur, l’estime sincère et les respects du vieux bonhomme, V. — Je suis toujours très fâché de mourir sans vous avoir vu. »