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Page:Faguet - Voltaire, 1895.djvu/234

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Voltaire

et la foule des ridicules qui ont passé devant les yeux. Si de cinquante ouvrages qui paraissent tous les mois, il y en a un de passable, on se le fait lire, et c’est encore un petit amusement. Tout cela n’est pas le ciel ouvert ; mais enfin on n’a pas mieux, et c’est un parti forcé….

Adieu, Madame ; songez, je vous prie, que vous me devez quelque respect ; car si dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois, je suis assurément plus que borgne ; mais que ce respect ne diminue rien de vos bontés. Il y a longtemps que je suis privé du bonheur de vous voir et de vous entendre ; je mourrai probablement sans cette joie. Tachons, en attendant, de jouer avec la vie ; mais c’est ne jouer qu’à Colin-Maillard. »

« Mais je m’ennuie, » répond la Marquise, comme elle l’a dit toute sa vie. Voltaire, qui ne s’ennuyait jamais, reprend la plume :

« Nous avons un grand sujet à traiter : il s’agit de bonheur, ou du moins d’être le moins malheureux qu’on peut dans ce monde. Je ne saurais souffrir que vous me disiez que plus on pense, plus on est malheureux. Cela n’est vrai que pour ceux qui pensent mal. Je ne dis pas pour ceux qui pensent mal de leur prochain ; cela est parfois très amusant ; je dis pour ceux qui pensent de travers : ceux-là sont à plaindre sans doute, parce qu’ils ont une maladie de l’âme, et que toute maladie est un état triste. Mais vous, dont l’âme se porte le mieux du monde, sentez, s’il vous plaît, ce que vous devez à la nature.

N’est-ce donc rien d’être guéri des malheureux préjugés qui mettent à la chaîne la plupart des hommes, et surtout des femmes ? d’être dans une indépendance qui vous délivre de la nécessité d’être hypocrite ? de n’avoir de cour à faire à personne ? d’ouvrir librement votre âme à vos amis ? Voilà pourtant votre état.

Vous vous trompez vous-même quand vous dites que vous voudriez vous borner à végéter. C’est comme si vous disiez que vous voudriez vous ennuyer. L’ennui est le pire de tous les états. Vous n’avez certainement autre chose à faire qu’à continuer de rassembler autour de vous vos amis ;