Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/226

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ô étranger, te glorifies-tu d’avoir pour patrie, et quels sont parmi les mortels, les illustres parens qui t’ont donné le jour ? Parle : quelle est ton origine ? que l’odieux mensonge ne souille point ta bouche. »

Alors plein de confiance, le héros lui répond : « Formé à l’école de Chiron, nourri par les chastes filles du Centaure, j’arrive de l’antre qu’habitent avec lui Philyre et Chariclo ; j’ai atteint parmi elles ma vingtième année sans que jamais une action, ni même une parole indigne m’ait déshonoré. Aujourd’hui, je viens dans mon palais réclamer le trône de mon père injustement possédé par des étrangers ; Éole le reçut de mon père, pour le transmettre avec gloire à ses descendans.

» J’apprends que Pélias, aveuglé par une folle ambition, a arraché violemment des mains de mes aïeux le sceptre qu’ils portaient au nom des lois. Redoutant la férocité de l’orgueilleux usurpateur, mes parens aussitôt ma naissance affichèrent un grand deuil et feignirent de pleurer ma mort ; les femmes firent retentir le palais de leurs gémissemens ; et, à la faveur de la nuit, seul témoin de leur fraude innocente, ils m’enveloppèrent en secret dans des langes de pourpre, et me firent porter au descendant de Saturne, au centaure Chiron, le chargeant de prendre soin de mon enfance.

» Voilà en peu de mots les principaux événemens de ma vie ; maintenant que vous les connaissez, généreux citoyens, indiquez-moi le palais de mes pères : fils d’Éson et né dans ces lieux, je suis loin d’être étranger à cette terre ; Jason est le nom que le divin Centaure m’a donné. »

Ainsi parla le héros. Il entre ensuite dans la maison de son père ; à peine le vieillard l’eut-il reconnu que d’abondantes larmes s’échappèrent de ses paupières ; son cœur palpite d’une joie inexprimable, en voyant dans son fils le plus beau des mortels. Au bruit de son arrivée, les frères d’Éson accourent, Phérès, des lieux qu’arrose la fontaine Hypéréide, Amythaon de Messène ; Admète et Mélampe, leurs fils, s’empressent aussi à féliciter leur oncle. Jason les accueille tous avec tendresse ; il les admet à sa table, leur prodigue les dons de l’hospitalité, et passe avec eux cinq jours et cinq nuits dans la joie des festins, au milieu de la plus pure allégresse.

Le sixième jour, il leur raconte ce qu’il a dit au peuple, et leur fait part de ses projets. Tous l’approuvent, puis ils sortent ensemble, et se rendent précipitamment au palais de Pélias. Instruit de leur arrivée, le fils de la belle Tyro s’avance à leur rencontre. Alors Jason lui adresse ces paroles pleines de douceur et de sagesse : « Noble rejeton de Neptune Pétréen, l’esprit des hommes est malheureusement plus prompt à applaudir aux richesses acquises par la fraude qu’à en prévenir les suites funestes. Mais une telle bassesse répugne à la droiture de nos deux cœurs : nous devons l’un et l’autre fonder sur la justice le bonheur de notre avenir. Qu’il me soit donc permis de vous rappeler des faits que vous connaissez aussi bien que moi. Une même mère donna le jour à Créthée et à l’audacieux Salmonée. Tous deux nous sommes leurs descendans à la troisième génération et jouissons ensemble de la lumière bienfaisante du jour.

» Les Parques mêmes, vous le savez, ont en horreur ceux qui ne rougissent pas de rompre les liens du sang par de honteuses inimitiés. Ce n’est donc point à notre épée ni aux débats sanglans de la guerre, mais à notre droit que nous devons en appeler pour diviser entre nous l’honorable héritage de nos ancêtres. Je vous abandonne les immenses troupeaux de bœufs et de brebis, les vastes champs que vous avez usurpés sur mes pères : jouissez de leur fécondité ; qu’ils accroissent l’opulence de votre maison, je n’en suis pas jaloux. Mais ce que je ne saurais souffrir, c’est de vous voir assis sur le trône de Créthée, posséder ce sceptre à l’ombre duquel il fit fleurir la justice. Sans allumer entre nous le feu de la discorde, sans nous exposer à de nouveaux malheurs, rendez-moi la royauté, elle m’appartient. »

Ainsi parla Jason. Pélias lui répond d’un air calme : « Je ferai ce que vous désirez ; mais déjà la triste vieillesse m’assiège : vous, au contraire, dans la fleur de l’âge, vous avez toute la force que donne la vigueur du sang. Mieux que moi vous pouvez apaiser le courroux des dieux infernaux. L’ombre de Phryxus m’ordonne de partir pour le pays où règne Aétès, de ramener ses mânes dans sa terre natale, et d’enlever la riche toison du bélier sur lequel il traversa les mers pour échapper aux traits impies d’une cruelle marâtre. Tel est l’ordre que son ombre irritée m’a donné en songe ; j’ai consulté l’oracle de Castalie pour