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Une seule circonstance m’arrête pour ajouter une foi entière à ce récit : c’est l’âge qu’Orphée devait avoir, quand les Bacchantes assouvirent cette espèce de vengeance d’Atrée. Si l’on admet le témoignage d’Apollodore et de l’historien grec cité par Lascaris, qui fait naître ce sage soixante-dix-sept ans avant la guerre de Troie, et qu’on le combine avec un texte du poëme des Pierres, qui le fait survivre à l’incendie de cette métropole de l’Asie mineure, il est difficile de croire qu’il n’eût pas quatre-vingt-dix ans, quand il périt d’une manière aussi tragique.

Quelle que soit la tradition qu’on adopte sur la mort d’Orphée, il est certain qu’elle fut un sujet de deuil pour tous les êtres qui n’avaient point fait divorce avec leur cœur. Quand son corps sanglant, dit Ovide, fut jeté dans les flots, sa langue murmura encore quelque chose d’inarticulé, mais de tendre, que répétèrent les échos plaintifs du rivage ; et les cordes de sa lyre, mises en vibration par les ondes, rendirent quelques sons harmonieux. J’aime cette image touchante dans le poëte des Métamorphoses, qui d’ordinaire affecte plus d’esprit que de sensibilité : ce qu’il ajoute ensuite, que la tête du sage s’étant arrêtée près de l’île de Lesbos, un serpent qui voulut la mordre fut changé en rocher, offre une allégorie pleine d’énergie sur la rage impuissante de l’envie et sur son supplice.

Pausanias, tout aride qu’il est dans le cours de ses voyages, le dispute à cet égard à l’amant de Corinne, parle charme de ses tableaux : A en croire les Thraces, dit-il, les rossignols qui ont leurs nids près du lieu où repose les cendres d’Orphée chantent avec plus de mélodie que les autres. Cette douleur générale, dans la Thrace comme dans la Grèce, réfute assez la calomnie de Diogène Laërce, que le héros, puni pour ses blasphèmes, fut foudroyé par Jupiter.

Un autre motif qu’on pouvait donner chez un peuple livré à un culte populaire, c’est que, d’après la croyance d’une partie de l’antiquité, la tête d’Orphée, séparée de son corps, rendit longtemps des oracles. Or la superstition, tout aveugle qu’elle est dans son principe et dans ses effets, ne va pas consulter, au pied des autels, un blasphémateur que le ciel a foudroyé.

J’ai dit que la consternation produite par le massacre d’Orphée s’était propagée dans toute la Grèce ; et l’on ne doit pas s’en étonner, puisque ce sage, plus considéré, suivant l’usage, hors de sa patrie que dans son sein, à force de vivre dans le Péloponèse s’était fait vraiment grec. Il en avait non-seulement la manière de vivre, mais encore l’habillement. Le fameux peintre Polygnote l’avait représenté vêtu parfaitement à la grecque, dans un de ses meilleurs tableaux, au rapport de Pausanias[1].

Orphée a été calomnié dans son isolement loin des femmes après la mort de son Eurydice, par un des poëtes qui l’ont chanté le plus dignement[2] ; mais ce n’est pas chez un peuple neuf, comme celui des Thésée et des Hercule, que l’imagination se déprave ; il faut arriver à un siècle d’immoralité pour que l’homme pervers flétrisse l’isolement d’un Orphée ou l’amitié d’un Socrate pour un Alcibiade.

Orphée, après avoir bien mérité de ses contemporains par les talens de sa vie publique et les vertus de sa vie privée, semble avoir encore plus mérité de la postérité par ses ouvrages.

On est étonné, en lisant les anciens, du nombre étonnant d’écrits de ce beau génie, dont les titres ont échappé à l’oubli : il s’instruisait de tout pour écrire sur tout ; il semblait qu’il avait parcouru l’échelle entière des connaissances humaines ; et le recueil de ses livres, s’il existait, formerait à lui seul une espèce d’encyclopédie.

On citait, par rapport au système des êtres animés, sa Génération des douze années primitives et ses Origines du monde et des dieux, ou son Peri Dios kai Eras, où il donne un sexe aux intelligences intermédiaires entre le père de la nature et les hommes, pour les empêcher de s’anéantir.

Les ministres du culte religieux parlaient avec respect de ses Initiations aux Mystères et de son traité des Sacrifices.

Les amis des sciences naturelles ne tarissaient pas sur l’éloge de son Traité sur l’Astronomie[3]. On ne parlait pas avec moins d’enthousiasme de son livre de la Pluralité des mondes[4], écrit plus de trois mille ans avant le chef-d’œuvre de notre Fontenelle. Je serais tenté de croire, par rapport à cette belle opinion philosophique si digne de la sagesse du père de la nature, puisqu’elle multiplie le nombre de ses adorateurs, qu’elle est née de l’intelligence d’Orphée pour se répandre ensuite, par l’intermède de ses disciples, en Asie et en Europe. Il est certain du moins que les philosophes grecs qui ont propagé la doctrine de la pluralité des mondes, tels qu’Anaximandre, Anaxagore, Zénon d’Elée, Démocrite, Platon et Epicure[5], sont tous postérieurs de plusieurs siècles au législateur de la Thrace. On arrive ensuite, par une chaîne d’écrivains du moyen-âge, jusqu’à un enthousiaste du nom de David Fabricius, qui n’est point le savant auteur de la Bibliothèque grecque, et qui s’est vanté dans les universités d’Allemagne d’avoir vu les habitans de la lune de ses propres yeux et sans le secours d’aucun télescope[6].

  1. In Phocid.
  2. Ovid. Metamorphos., lib. 10, vers 83.
  3. Nous apprenons, par un dialogue de Lucien sur cette matière, qu’Orphée, qui dans ses voyages avait probablement visité l’observatoire de Babylone, avait le premier donné aux Grecs des élémens d’astronomie.
  4. Plutarch. De placitis philosophor., lib. 2 ; Euseb. Præparat. evangel. lib. 15, et Stob. Eclog. physic. 54.
  5. Stobeus, Eclog. physic. ; Plutarch. De placit. philosophor. et Sympos. Plat. in Conviv. et Cicer. de Natur. Deor., lib I.
  6. Fabric. Bibl. Græc. t. Ier, p. 179.