Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

persévérez tranquillement dans de tels crimes. Hâtez-vous de vous laver d’une telle ignominie par diverses expiations, ayez recours à l’art d’Orphée dès que vous serez parvenue aux rivages de Maléa. Je vous interdis d’entrer dans notre maison tant que vous serez souillée d’un tel forfait. Je vous enverrai cependant des présens comme à des étrangers, du froment, du vin agréable et des chairs pour votre nourriture. »

Elle parla ainsi et elle reprit son vol vers les cieux. Aussitôt nous vîmes au milieu du navire des vases abondans remplis de nourriture et de boisson. Comme nous préparions notre départ, il s’éleva un vent violent ; nous relâchâmes les cordes, nous traversâmes la mer dans le golfe de Tartèse, et nous arrivâmes au colonnes d’Hercule. Nous passâmes la nuit autour du promontoire du roi Denys, car nous avions besoin de prendre de la nourriture. Lorsque la brillante aurore se leva à l’orient, dès le matin, nous sillonnâmes de nos rames agiles les flots de l’océan ; nous parvînmes à la mer des Sardiens et au golfe des Latins. Nous visitâmes les îles de l’Ausonie et les bords tyrrhéniens. Lorsque nous arrivâmes à la mer retentissante de Lilybée et que nous touchâmes à l’île de Trinacrie, nous aperçûmes les flammes de l’Etna, sous lequel Encelade est écrasé. L’onde terrible bouillonna autour de nous, Charybde résonna dans les profondeurs les plus impénétrables de son abîme, et les flots, s’enflant tumultueusement, rejaillirent jusqu’à nos voiles. Le gouffre tourbillonnant retenait notre navire au même lieu, il ne pouvait ni avancer ni reculer ; il tournait rapidement sur lui-même, attiré et fouetté par l’onde tournoyante du golfe. Le moment approchait où notre vaisseau allait être englouti si la fille du dieu des mers Eurybie n’eût désiré voir son mari Pélée et ne fût venue doucement du fond de la mer pour sauver d’une perte imminente le navire Argo.

Poursuivant notre course, nous doublâmes non loin de là un rocher élevé : cette roche, brisée à son sommet, s’avance dans la mer en larges cavernes sous lesquelles les flots noirs s’engouffrent en hurlant. C’est là que de jeunes filles, les syrènes , modulent les accens d’une douce voix et charment les hommes par la suavité de leurs chants. Les Myniens étaient charmés de les entendre ainsi ; ils ne voulaient pas naviguer plus loin et déjà ils avaient rejeté les rames, et Ancée avait dirigé le navire vers l’écueil le plus élevé lorsque je saisis ma lyre et je leur chantai les chants délicieux que j’avais appris de ma mère. Je touchai fortement les cordes de ma lyre pour en tirer des sons divins : je dis comment Neptune, irrité contre son père Jupiter, frappa la terre de son trident d’or et fit naître, à travers l’immense océan des îles maritimes qu’on appela Sardo, Eubée et Cypre, battues des vents. Je chantais, et sur leur sommet neigeux les syrènes restaient muettes d’étonnement ; leurs chants avaient cessé. L’une jeta sa flûte, l’autre jeta sa cithare, et elles soupirèrent profondément, car l’heure fatale de leur mort était venue. Du sommet des rochers elles se précipitèrent elles-mêmes dans les ondes mugissantes de l’abîme : leurs beaux corps dont les formes étaient si charmantes furent changés en rochers. Lorsque le rapide Argo eut évité ce péril et ce détroit si fertile en dangers, il se dirigea, les voiles enflées par le vent et les cordes tendues, vers la divine Cercyre, dans laquelle habitèrent les Phéaciens habiles aux lointaines navigations : ils reconnaissaient les lois d’Alcinoüs, le plus juste des souverains. Nous retirâmes donc les cordes et nous préparâmes des sacrifices à Jupiter tout-puissant et à Apollon dieu du rivage.

Là nous vîmes arriver, naviguant rapidement à force de rames, la flotte d’Éète, composée des Colches, des Erraviens, des Charandiens, des Solymiens ; ils venaient à la recherche de Minyas pour ramener Médée en la présence de son père Éète et lui infliger de justes peines pour le crime qu’elle avait commis en tuant son frère. A mesure qu’ils approchaient de l’enceinte du port profane, Médée sentait fléchir ses genoux et la frayeur faisait pâlir ses joues : elle craignait que le roi des Phéaciens, la saisissant malgré elle, ne la fît reconduire dans la maison de son père et qu’il en résultât pour elle des choses inouïes ; mais la parque furieuse ne permit pas ces choses avant que Jason n’eût causé la perte de la maison de Pélias et qu’il n’eût occasionné de grands maux au roi lui-même. Quand Arète, qui a les bras couleur de rose, et Alcinoüs, semblable à un dieu, eurent appris la volonté de ce roi cruel, ce dernier ordonna aussitôt aux hérauts d’armes d’amener du vaisseau la jeune fille dont il était question et de la livrer à son père pour qu’elle subît de justes peines.