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SUR LA THÉOGONIE.

découvrir l’artifice de sa poésie et parce qu’on pouvait lui objecter que les Muses n’avaient jamais été vues de personne. Cette interprétation nous semble trop subtile. Leclerc est tombé dans le défaut de ces critiques qui veulent donner de l’esprit à leurs auteurs et qui jugent les siècles anciens d’après les idées modernes. L’épithète de ennuchiai s’accorde avec l’image de ce voile ténébreux dont le poète environne les Muses. Les divinités antiques aimaient à s’entourer d’obscurité lorsqu’elles descendaient sur la terre. Dans Homère, les dieux marchent presque toujours enveloppés d’un nuage pour échapper aux regards des mortels. Dans Virgile, Vénus environne d’un manteau de nuage (nebulæ amictu) Énée et les héros troyens (Æn. lib. 1, v. 411). Les dieux alors n’avaient pas la faculté de se rendre invisibles par l’effet de leur seule volonté, ils ne le pouvaient qu’en employant un moyen matériel.

La poétique image de ces Muses qui, dans l’ombre du mystère, forment des chœurs de danse et font résonner l’Hélicon de leurs chants harmonieux a peut-être inspiré au génie d’Horace l’idée de représenter Vénus présidant la nuit aux jeux des Nymphes et des Grâces (Od., lib. 1, c. 4).

Apollonius de Rhodes a imité Hésiode en parlant des Nymphes qui célèbrent Diane dans leurs chants nocturnes. (Lib. 1, v. 1225.)

(4) Junon était appelée Argéiê parce que, suivant Strabon, on la croyait née à Argos. Quand Hésiode la montre appuyée sur des brodequins d’or, il n’a pas eu l’intention de nous donner une idée de la noblesse de sa démarche, ni encore moins de désigner l’air éclairé par le soleil, comme le prétend Barlæus ; il a rappelé par là, involontairement sans doute, cette époque de première civilisation où la sculpture métallique fabriquait les statues des divinités.

Junon était appelée Chrusopedilos probablement parce que ses antiques statues la représentaient avec des brodequins d’or, de même que Minerve était appelée Glaucopis parce que le métal qui figurait ses yeux, avait une teinte bleuâtre. L’épithète de Chruséê appliquée à Vénus, épithète que l’on a tort, selon nous, de traduire par blonde, comme si l’éclat de l’or voulait désigner la couleur de ses cheveux, indique également que les statues de cette déesse étaient d’or ou la représentaient couverte d’une parure de ce métal. Neptune aux noirs cheveux (Cuanochaités), Thétis aux pieds d’argent (Arguropèza), Hébé à la couronne d’or (Chrusostephanos), attestent encore que la sculpture primitive employait l’assemblage des métaux pour figurer les images des dieux. Les épithètes, chez les anciens Grecs, ne peignaient en général que les objets matériels ; même en retraçant un souvenir mythologique, c’était encore d’une source physique qu’elles provenaient. Ainsi on appelait Junon Boopis sans doute parce qu’elle avait été d’abord adorée sous l’image d’une vache. L’origine de ce culte remontait jusqu’aux Hindous, chez qui le bœuf représentait Siva comme père et générateur, et la vache était consacrée à Bhavani et à Lakchmi. On doit donc traduire exactement toutes les épithètes et ne pas les détourner de leur signification primitive, soit en leur donnant un sens moral, soit en les remplaçant par une image équivalente : leur reproduction fidèle peut servir beaucoup à l’intelligence du polythéisme grec. Nous devons remarquer qu’elles sont semblables chez Hésiode et chez Homère, tant elles se trouvaient intimement liées au fond même de la religion !

Barlæus signale des traits de ressemblance entre l’Apollon grec, à qui on attribue l’invention de la musique, et Jubal, que Moïse (Genèse, 4) appelle le père de ceux qui chantent sur la lyre. Platon, dans le Cratyle, lui attribue quatre talens : la musique, la divination, la médecine et l’art de lancer des flèches. Cicéron (De naturâ deorum, lib. 3) compte quatre Apollons, dont le plus ancien est, selon lui, l’Apollon né de Vulcain et gardien d’Athènes. Le plus célèbre de tous est le fils de Jupiter et de Latone. C’est à tort que beaucoup de mythologues l’ont confondu avec le soleil (Hélios), comme ils ont pris Diane pour la lune (Sélènê) ; l’épithète de brillant (Phoibos), qui est devenu ensuite un second nom propre d’Apollon, a pu faire naître cette erreur. M. Kreuzer pense que les rayons mâle et femelle de la lumière étaient personnifiés, l’un dans Apollon, l’autre dans Artémis, et que cette lumière avait pour symbole, aux yeux des prêtres lyciens, les flèches qu’on représente comme l’attribut de ces deux divinités, attendu qu’Olen apporta leur culte de la Lycie, pays d’archers et de chasseurs. Quelque ingénieuse que soit une telle conjecture, le soleil et la lune, du temps d’Homère et d’Hésiode, étaient entièrement distincts d’Apollon et de Diane, dont l’image ne présente aucune trace d’une corrélation apparente ou secrète avec ces deux astres.

(5) Thémis représente la Justice ou la vengeance céleste, qui récompense les bons ou punit les mechans ; l’épithète de Aidoia convient à la dignité de son emploi. Aulu-Gelle la décrit ainsi (lib. 14) : « Imaginem Justitiæ fieri solitam forma atque filo virginali, adspectu vehementi et formidabili, luminibus oculorum acribus, neque humilem, neque atrocem, sed reverendæ cujusdam tristitiæ dignitate. » Pline dit (H-N lib. 4. c. 3) qu’elle eut près du Céphise en Béotie un temple où elle rendait ses oracles, et que Deucalion et Pyrrha après le déluge vinrent la consulter sur la manière de repeupler le monde. Cicéron compte quatre divinités de ce nom. (De naturâ deorum, lib. 8.)

Les anciens, témoins des bienfaits de la lumière