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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/249

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Isabelle, un beau jour, m’apprit qu’il lui avait fait la proposition de l’épouser. Qu’en pensais-je ? Elle savait très bien que je ne l’épouserais pas, moi. Il eût été cruel de lui mentir. Je lui répondis que puisqu’il fallait que l’un fût sacrifié à l’autre, mieux valait que le sacrifice fût pour moi. Cette réponse la toucha. Elle me dit qu’elle réfléchirait, et je vis bien que sa résolution était prise. Quand, enfin, tout se trouva décidé, elle me l’annonça non sans verser des larmes. Elle me continua sa collaboration jusqu’à la limite extrême de sa liberté. À vrai dire, elle fut plus souvent entre mes bras qu’à sa table de travail. Elle voulait me laisser d’elle un souvenir qu’elle marqua de ses plus voluptueuses caresses. Quelle femme de feu était cette aimante femme ! Je souhaitais qu’elle en donnât à M. Prévost quelques preuves comparables à celles dont j’avais eu mille, inoubliables. Le mariage se fit en septembre. Elle partit aussitôt pour Poitiers avec son nouvel époux. Elle emmenait sa mère. M. Prévost paraissait très excité. Il fut un excellent mari, et Isabelle se plut à me l’écrire. À me le dire aussi, car elle venait quelquefois à Paris sans négliger de me prévenir, ce qui nous permettait de ranimer un moment nos ébats. Mais elle eut un enfant, puis un deuxième, et la maternité rompit les ponts à l’amour.

Je la remplaçai rue Saint-Martin par un ancien professeur, M. Leclerc, qui, excellent copiste, ayant longtemps travaillé pour l’éditeur Marchant, était en outre un homme de bureau, ponctuel et ordonné. Après quoi je m’enfonçai de nouveau dans mes habitudes de brasseries à filles, garçaillant de droite et de gauche. Le Quartier latin n’était pas gai depuis l’Exposition universelle qui, ayant fini par une faillite, après une carrière triomphale, avait laissé derrière elle une légion d’insolents parasites qu’on retrouvait installés partout dans Paris. La vérole était sous toutes les jupes. Le renchérissement de la vie devenait scandaleux. Les étudiants s’endettaient ou crevaient de misère. Il me fallait naviguer avec une constante prudence à travers mille inconvénients qui, du reste, ajoutaient à l’attrait de cette bohème spéciale à laquelle j’adhérais si délibérément.

1870 arrivait. Bientôt un effroyable cyclone emporterait