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Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/254

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sans s’arrêter. Toutes relations entre Dijon et le territoire étaient coupées, mais les civils qui circulaient grâce à un laissez-passer de la commandantur parvenaient à saisir des bribes de nouvelles. L’investissement de la banlieue dijonnaise était un fait accompli. Le 4 novembre, une explosion révéla que les Allemands venaient de faire sauter le pont du chemin de fer sur le canal. Ils craignaient d’être enveloppés, leur avant-postes vers Nuits, Auxonne, Saint-Jean-de-Losne, étant harcelés sans trêve. Le 12, ils évacuèrent la ville ; ils y reparurent et l’évacuèrent encore. J’aurais pu mettre à profit ces évacuations successives pour sortir sous le couvert de l’ambulance de la Côte-d’Or, mais je m’y refusai, et pour cause : j’étais retenu par une ébauche d’intrigue avec Angèle Didier. Je l’avais fait prier de venir à mon chevet de blessé. Elle m’y vit, non pas comme je me montrais chez sa tante, sapeur hirsute et tout crotté, n’ayant pas le temps de faire toilette, mais rasé de frais et l’œil net. Je ne dus pas lui déplaire. Je lui fis compliment de son bonnet tuyauté, d’où s’échappaient les frisures des cheveux blonds. La morsure du grand froid avivait les roses de ses joues paysannes. Tout en son visage exprimait la santé et, en dépit de la cruauté du moment, le bonheur de vivre, ce que je lui dis aussi, ajoutant qu’avant de quitter Dijon je lui demanderais la permission de l’embrasser, non en galant, mais en ami. Gaiement elle me dit que c’était entendu, et je jugeai qu’il ne me serait pas difficile d’obtenir mieux, beaucoup mieux d’elle. Elle revint ; elle apportait des gâteaux qu’elle faisait elle-même et tous mes camarades d’ambulance en eurent leur part.

Je courus au dénouement avec la précipitation qu’excusait l’incertitude du lendemain. Trois fois par semaine, les Bailloche venaient vendre des légumes au marché, leur nièce restant à la maison. Sous prétexte de me réhabituer à la marche — à la vérité, je marchais très bien — j’obtins l’autorisation d’aller en promenade. La demeure des maraîchers était isolée à l’écart de la route. Je tirai la sonnette de la barrière. Angèle fut stupéfaite de me voir, mais ne vint pas moins m’ouvrir, apaisant de la voix un énorme chien qui, lui, m’interdisait d’entrer. Elle me reçut