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Page:Fargue - Le Piéton de Paris, 1939.djvu/115

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gneusement la place rose et grise, palpent les arcades et promènent le regard sur la brique, dans l’espoir de dénicher un appartement aux longues et minces fenêtres, aux portes épaisses, un appartement « savoureux », comme ils disent, et que l’on pourrait heureusement transformer pour « cocktails ». Eux aussi rêvent à Mme de Scudéry, au pays du Tendre, dont ce quartier était autrefois la capitale, à l’élite des précieuses, à Ninon de Lenclos, aux Estrade, à Rotrou, aux Chabot, à Cyrano de Bergerac. Les descendants de cette société raffinée logent maintenant avenue Foch ou à Neuilly, et n’en finissent pas d’étaler leur besoin d’air, de golf, de garages. La place Royale et les rues du Marais ont été abandonnées aux classes moyennes. L’ombre des voyous court sur les murs là où se dessinait jadis la silhouette des carrosses. Des filles aux fortes épaules, aux chevilles grasses, qui descendent sur les trottoirs avec leurs chaises et leurs tricots, ont envahi l’endroit charmant où l’on faisait des vers quand on ne se battait pas en duel, où il n’était question ni de courses, ni de sport, ni d’élections, mais d’amour et d’intrigues. Tout serait donc mort de ce passé fragile, unique, inconcevable ? Non. Parfois, de quelque vieil hôtel de la rue du Pas-de-la-Mule, de la rue Geoffroy-l’Asnier ou de la rue Barbette, sort un vieil aristocrate rabougri, sorte de capitaine Fracasse, décoré de la légion d’honneur et soutenu « par un appareil Franck et Braun », et qui semble vouloir expulser l’Ennemi de son quartier, où logèrent les rois de France…