Page:Fargue - Le Piéton de Paris, 1939.djvu/47

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bloc formé par les rues Saint-Vincent, Saint-Rustique ou des Saules, l’ancien village, la rue Lamarck et les Moulins, a été « modernisé » à son tour par la percée de l’avenue Junot. Daragnès, un des princes de cette nouvelle voie, sent très bien que les brasseries montmartroises ont fait leur temps, qu’une autre guerre a passé par là, celle du ciment, du jazz, du haut-parleur, et quand il va au café, c’est à l’autre bout de Paris, sur la Rive Gauche éternelle, chez Lipp ou aux Deux Magots, qu’il va chercher des vitamines.

Les cafés de Montmartre sont morts. Ils ont été remplacés par des débits, des bars ou des grills. Je connais pourtant un petit bistrot, un Bois et Charbons, où le bonheur et le pittoresque se conçoivent encore. Les propriétaires du fonds, Auvergnats de père en fils, ont connu des gens célèbres, jadis, et conservent à l’égard du client une bonhomie qui n’est plus admise ailleurs, chez les émancipés de la ville moderne. Des jambons de province y pendent qui ne sont pas des jambons d’hostellerie. Quelques prostituées s’y réfugient, après avoir abandonné sur le seuil de la porte leurs préoccupations professionnelles. On y reçoit encore des rapins à gibus, qui croient à la gratuité de l’art et à la misère des peintres ; des affranchis dont la bassesse est maniérée comme celle des gaillards de Steinlen ou de Charles-Louis Philippe. Enfin, détail exquis, le patron avait préparé, vers 1925, une pancarte qu’il n’ose plus exhiber, une pancarte qui dit bien que la douceur de vivre s’est évaporée comme une rosée,