Page:Fargue - Le Piéton de Paris, 1939.djvu/52

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des Artistes, la Banque, le Chantage qui se faisaient risette. Une belle salle de répétition générale à chaque coup. Marcel Proust s’y risquait souvent, amusé et gentil. Un soir que je bavardais avec Raymonde Linossier, l’avocate, j’aperçus Proust dans une forme excellente. Je ne sais plus si je voulais lui adresser la parole ou faire un pas vers lui, mais à ce moment ma compagne fut brusquement prise à partie par un vague gigolo du bar, nommé Delgado, qui la traita d’institutrice et l’accusa sans raison de porter des bottines à élastiques. Je me précipitai sur le bonhomme auquel Proust, très gentilhomme, fit immédiatement remettre sa carte. Mais le Delgado se dégonfla piteusement et disparut. Le lendemain, nous apprenions qu’il avait succombé dans la nuit même à un ulcère à l’estomac !

Le jazz du « Bœuf », qui fut un des tout premiers de Paris, attirait rue Boissy-d’Anglas les clients les plus divers. Eugène Merle y fit la connaissance de futurs surréalistes, Henry Torrès celle de Cocteau, Beucler y apprit qu’on lui avait décerné à Hollywood un premier prix de scénarios, Joseph Kessel y réglait des additions formidables. Quand j’y pénétrai à mon tour, j’eus le sentiment d’entrer dans une chambrée fantastique, ballet de plastrons, d’épaules, de décorations, de monocles, de futurs académiciens, ministres, escrocs, et de belles poules que dirigeait un délicieux nègre, nommé Vance, mécène et compositeur à ses moments perdus. À côté de Vance se tenait, autre magicien, le chanteur