Aller au contenu

Page:Fargue - Le Piéton de Paris, 1939.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donner rendez-vous avenue des Champs-Élysées, au Select précisément. Elle désirait avoir mon avis sur un certain nombre de problèmes, dont le premier mettait en relief la nécessité où elle se trouvait de faire du cinéma pour être heureuse. Pourquoi s’adressait-elle à moi ? Je veux bien croire, puisqu’elle le spécifiait, que c’est parce que nos grand’mères s’étaient autrefois connues dans le Berry, et qu’elle-même avait composé quelques poèmes en prose avant d’être visitée par le Démon de l’Écran. Bref, averti que, la photo aidant, on me reconnaîtrait facilement, j’attendais devant mon quart Vichy, en remuant dans ma tête les conseils de prudence que je pouvais donner à une jeune provinciale.

Le Select commençait de vivre. Dans la salle du fond, plus obscure et comme secrète, des oisifs s’engageaient déjà dans des parties de cartes qui dureraient jusqu’au déjeuner. Non pas des joueurs de cartes comme ceux de Toulon ou des bars de Ménilmontant, tous chômeurs joyeux, rentiers corrects ou bricoleurs sincères, mais des personnages singulièrement sérieux, préoccupés, noceurs sans argent, anarchistes du snobisme ou resquilleurs de la belle vie, qui subsistaient grâce à de savants dosages de cafés-crème. Ils jouaient dans un silence de complot, avec une application de bureaucrates. Peu à peu, la grande salle s’emplit de gigolos qui fuyaient le lycée, un bouquin dans la poche, de journalistes sans journaux, et de ces fils à papa besogneux qui attendent du ciel parisien que les situations leur tombent toutes rôties