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que jamais manger « à leur faim » ! Pour combien de gens la faim, au lieu d’être la condition agréable, normale, même indispensable, de bien manger, de bien digérer, de soutenir les forces de l’organisme et sa santé, dont la faim normale est même l’une des preuves, pour combien de gens la faim n’est qu’une menace constante, une épouvante, une souffrance atroce physique et morale, poussant souvent au désespoir, au suicide, au crime !… Et combien de gens, d’autre part, souffrent plutôt de ne plus jamais avoir faim, à la suite d’excès de toute sorte, à force de manger toujours trop, de fatiguer, d’abîmer l’estomac et, surtout, de ne rien faire, de ne pas fournir à l’organisme un travail sain et régulier. Car, la condition essentielle d’une faim normale, agréable, saine, est le travail : la dépense régulière de nos forces, de notre énergie vitale, dépense dont la faim est l’enregistreuse, et le manger, le recouvrement. Normalement, ce n’est que le travailleur qui devrait connaître la véritable faim et pouvoir toujours la satisfaire. Dans notre belle société moderne, c’est le travailleur qui, souvent, épuisé par un travail excessif, forcé, fait à contrecœur et ayant lieu dans des conditions malsaines, finit par ne plus avoir faim du tout ; c’est le travailleur encore qui, souvent, épuisé par la faim, n’arrive pas à satisfaire celle-ci ou à en préserver les siens ; et c’est le parasite, le fainéant qui peut, lui, l’éprouver et la satisfaire à volonté.

Nous avons dit que la condition essentielle d’une faim normale était le travail. Hâtons-nous, cependant, de faire des réserves importantes et de constater que ce n’en est point la condition unique. D’abord, quel travail ? En effet, pour que le travail puisse engendrer une faim normale et saine, il faut que ce travail soit sain lui-même, qu’il soit volontaire, libre, agréable, gai, accepté en pleine connaissance de cause, exécuté dans une ambiance de camaraderie, dans des conditions parfaites d’hygiène et de sécurité. Le travail actuel, à l’exception peut-être de celui des champs, le travail accompli dans les horribles usines modernes, au profit de l’exploiteur, travail absorbant, pour de maigres salaires, tout le loisir, ̶ que dis-je ? ̶ toute la vie de l’ouvrier, un tel travail ne peut guère devenir la source d’une bonne faim saine, régulière, rénovatrice. Ensuite, cette bonne faim normale ne peut avoir lieu que chez des organismes sains, bien portants, en plein épanouissement des forces. Or, les hommes de la Société actuelle, les travailleurs comme les autres, vivent dans des conditions qui ruinent l’estomac, les intestins, les poumons, le cœur, les nerfs, etc., dès le plus bas âge. Empoisonné dès l’enfance avec des aliments de mauvaise qualité, fanés, souvent avariés ; alcoolisé méthodiquement ; respirant l’air malsain des grandes villes, des ateliers puants, des souterrains meurtriers ; soumettant, tous les jours, son système nerveux à des épreuves qui finissent par le rendre malade, quelle faim robuste, solide, naturelle, peut-il avoir, l’homme moderne dégénéré, meurtri, broyé, écrasé sous les misères et les vices de notre société mourante ?

On pourrait dire que l’homme moderne, à peu d’exceptions près, ne connaît pas la véritable faim saine et naturelle, comme il ne connaît point la véritable santé, le véritable travail, la véritable jouissance de la vie. C’est l’homme non « civilisé », l’homme « sauvage », qui a connu sans doute cette faim normale. Et ce sera peut-être l’homme de demain, réellement civilisé, qui l’aura retrouvée, en même temps qu’il profitera d’autres joies nouvelles, inconnues celles-là, de ses ancêtres.



En ce qui concerne la définition scientifique, précise de la faim comme phénomène biologique, c’est une

tâche autrement difficile et compliquée. La science ne l’a pas encore résolue, en dépit des tentatives multiples n’ayant abouti, jusqu’à présent, qu’à de nombreuses hypothèses que nous trouvons superflu d’énumérer ici, en raison même de leur insuffisance. On ne possède pas encore l’explication exacte de la sensation de la faim. La seule chose qu’on peut constater, c’est que, chez la plupart des animaux, la faim (normale) est un certain état physiologique (et aussi psychologique, cérébral) de l’organisme, provoqué par le besoin pressant d’introduire des aliments dans l’estomac plus ou moins vide, besoin se traduisant par un désir aigu de « manger ». La cause fondamentale de cet état de l’organisme doit être la nécessité pour le corps de réalimenter ou de restituer certaines cellules épuisées ou usées, et aussi de recouvrer l’énergie dépensée. En somme, la faim avertit celui qui l’éprouve qu’il est temps d’ingérer des aliments dans les voies digestives afin de soutenir au niveau normal les processus vitaux de l’organisme.

Il se peut bien que lorsque la pleine lumière sera projetée sur le phénomène de la faim, sur ses causes et son essence, alors on pourra, se basant sur certaines découvertes biologiques et chimiques, modifier complètement le caractère de notre nourriture, les procédés mêmes de l’alimentation de notre corps, et qu’en conséquence la sensation de la faim subira également des modifications importantes. Si, par exemple, on arrive à remplacer les copieux repas de nos temps par quelques injections introduisant les substances nutritives directement dans le sang, la sensation de la faim devra certes changer de caractère. Ceci, d’autant plus que ces procédés nouveaux devront infailliblement aboutir à des transformations profondes, sinon à l’atrophie complète de tout le système digestif chez l’homme.

Il est, certes, des gens qui, jouisseurs grossiers et bornés de la vie charnelle contemporaine, ou pauvres myopes, pensent avec effroi à cet homme futur, à cet état de choses éventuel. Outre cette consolation qu’ils n’y assisteront pas, nous devons les rassurer : à la place des jouissances modernes matérielles, corporelles, les hommes de l’avenir tiendront à savourer d’autres joies : spirituelles, intellectuelles, créatrices, qu’ils préféreront aux misérables plaisirs de nos jours. Tout le sens, toute la véritable justification de l’évolution humaine, de cette civilisation tortueuse et dénaturée, consiste en ce que l’homme s’éloigne, à l’aide de son génie créateur, de l’existence et des joies animales, pour s’approcher, ̶ après avoir traversé l’ère pénible de la demi-civilisation que nous subissons en ce moment, ̶ de la vraie civilisation humaine : d’une existence qui rendra possible, pour tout homme, les insondables, les intarissables joies spirituelles ; les délices intellectuelles, la création illimitée, non sans posséder, en même temps, une santé parfaite et robuste, un corps sain, harmonieux, beau, bien que transformé. C’est pour cette raison qu’il faut certainement préférer à la bonne faim naturelle de l’homme primitif l’absence éventuelle de toute faim chez l’homme futur civilisé. C’est pour cette raison qu’en dépit des horreurs de la « civilisation » moderne, il faut, non pas reculer, non pas « retourner à la nature », mais toujours foncer en avant.



Très intéressante est, justement, l’étude du rôle social de la faim. (La faim comme facteur social. La faim comme problème sociologique.)

Quelle est la portée historique et sociale de la faim, c’est-à-dire de la nécessité imposée par la nature à l’homme, comme aux autres animaux, de se nourrir pour vivre et, par conséquent, de se procurer les aliments indispensables ? Quelle serait la juste appréciation de ce fait ? Cette nécessité est-elle un facteur posi-