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coopération, tournée non seulement vers la consommation mais, en cela chez nous novatrice, vers la production ; et cette immixtion ‒ au moins statutaire ‒ du travail dans des rouages jusque là demeurés l’apanage du capital. Par cette participation, et par des droits toujours plus étendus aux revenus de l’entreprise, s’ébauchera l’association que le socialisme modéré regarde comme la cellule du futur corps social qu’une évolution pacifique va multiplier…

Pour amener le travailleur au niveau de cet embryon modèle, il faut, Godin le sait, « à la fois élever ses conditions d’existence et accroître sa valeur professionnelle et sociale ». Pour « émanciper le producteur et lui donner les vertus nécessaires à sa condition nouvelle » nous l’avons vu « attaché patiemment, et cela dès le premier jour, ‒ et pendant près de quarante années ‒ à modifier le milieu dans lequel l’ouvrier évolue. Impuissant à agir sur les conditions ‒ qui président à la procréation de l’être humain ‒ un Noyes seul, jusqu’ici, a eu cette audace ‒ il a voulu du moins faire servir à sa libération économique et à son élévation morale les trois ambiances qui ont une influence prépondérante sur le commun des hommes : l’éducation, l’habitation et le métier » (J. P.). Ainsi s’explique cet ensemble d’institutions solidaires qui, dans l’association nouvelle, doivent préparer la libération, non seulement du producteur, mais de l’être social qui, dans l’atmosphère de la sociabilité, s’achemine, par le travail, vers les destinées conformes aux postulats divins. Godin se défend d’être un utopiste et situe hors des extravagances du siècle ses réalisations positives. Que le fouriérisme l’ait influencé, la nature de ses créations et jusqu’à la terminologie de ses préoccupations directrices révèlent assez dans quelle mesure. Mais, pour cette association qui doit être, dans sa conception, « le point de départ de la rénovation sociale à laquelle ont aspiré tous les penseurs », il répudie, du moins dans les conditions présentes, les fondements de la Phalange. Il ne « croit plus guère aux séries passionnées ». (Lettre au fouriériste Howland, 1872) et au travail par elles s’harmonisant. Pour lui, le travail réclame le secours de « la science et de la volonté humaine et il s’organisera surtout à mesure que l’homme se pénétrera de l’idée religieuse que le travail est le tribut le plus sacré qu’il doit à la vie, c’est-à-dire à lui-même, à ses semblables et à Dieu » (Doc. biog.). Il entend s’appuyer sur la responsabilité sans laquelle tous les organismes ‒ de quelque principe qu’ils se réclament ‒ verront s’inférioriser une production dont les conditions modernes exigent que pas une force ne soit gaspillée ou mal employée. À cette production, Godin ‒ comme tous les associationnistes et les saint-simoniens, comme Proudhon, comme les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes ‒ entend conserver son autonomie. Il lui laisse « son caractère spécifiquement économique »…

« L’ère des grandes expériences est close. Des balises, dont les coups de sonde du passé ont déterminé la place, indiquent le chenal » ‒ hélas ! combien rétréci ‒ « qui mène à l’association du capital et du travail… Ne rien changer au régime des salaires ; s’efforcer seulement de les « pondérer » avec une rigueur toujours plus grande par l’enregistrement méthodique et, si possible, mécanique du travail effectué, de la capacité mise en œuvre ; compléter les sommes versées périodiquement aux travailleurs (les salaires n’étant, à les bien prendre, qu’une avance faite aux ayants-droit sur le produit de la vente de leur travail) par une participation aux profits de chaque exercice ; proportionner cette participation au salaire lui-même, puisque celui-ci peut être considéré, après la « pondération » dont il vient d’être question, comme l’expression aussi rappro-

chée que possible des services rendus ; récompenser enfin par des allocations supplémentaires, comportant elles-mêmes participation aux bénéfices, les « travaux exceptionnels » et les « innovations sanctionnées par la pratique », telle était la méthode de répartition qui, après tant d’expériences décevantes, s’imposait à, l’esprit de Godin « comme serrant de plus près l’équité » (J. P.)… »

Après l’esprit et les bases pratiques de l’association ‒ si éloignées déjà, malgré lui, des aspirations du fondateur ‒ abordons-en les modalités. Passons en revue l’ensemble des établissements et institutions qui la constituent. Nous y relevons cinq branches essentielles soit, d’une part, pour le Familistère proprement dit : les habitations unitaires, les magasins coopératifs et un service d’éducation ; et, d’autre part, l’usine, avec un système de participation aux bénéfices et un système de mutualité.

Trois spacieux pavillons dont un central flanqué de deux ailes attachées à ses arêtes ‒ enfermant dans leur rectangle de grandes cours centrales (ou bétonnées et vitrées, ou ornées de pelouses à ciel ouvert) forment le bloc des habitations. Dans ces pavillons, des logements aérés et lumineux, dont le loyer varie avec la hauteur et l’orientation, sont répartis sur trois étages. Tournés d’un côté vers l’extérieur, ils ouvrent, de l’autre, sur une triple rangée de galeries conjuguées. Aux quatre encoignures : escaliers d’accès, fontaines d’eau potable, trappes d’évacuation des ordures ménagères, lavatories, etc… (la piscine et les salles de bain, les lavoirs-buanderie sont en dehors, ainsi que les parcs et jardins). Voilà, en bref, les ruches monumentales qui abritent, au total, quelque douze cents personnes. L’entretien des services généraux, le nettoyage des galeries, passages communs, water-closets, etc… sont confiés à des personnes rétribuées par l’administration et non à la bonne volonté des particuliers…

Au rez-de-chaussée des pavillons sont les magasins coopératifs d’approvisionnement : épicerie, boulangerie, boucherie, mercerie, étoffes et vêtements, ameublement, alimentation, boissons, combustibles, etc…

Regardant la façade principale, et par-delà l’élargissement où s’élève maintenant la statue de Godin, voici les groupes éducatifs et récréatifs : le théâtre et les écoles. À part, contigus à l’habitation unitaire, à laquelle les relie un passage vitré : la nourricerie et le pouponnat.

Le Familistère qui, « avec son habitat confortable, ses facilités collectives, son atmosphère familiale, ses édifices publics, etc…, est comme l’hommage d’une consécration au « village modèle » rêvé par Fourier, « n’est pas, dans les intentions de son fondateur, l’immeuble banal qu’un patron généreux ou habile met à la disposition de ses ouvriers pour leur permettre d’épargner quelques sous sur leur logement ou pour les lier plus sûrement à son industrie » (J. P.) ‒ acception trop courante et comme usurpée dans laquelle on enferme aujourd’hui le mot familistère. « Godin voit en lui comme une sorte de vaste atelier complémentaire de l’usine proprement dite, destinée à devenir le véritable instrument du bien-être et du progrès commun, appelé à vivre par l’usine, mais en même temps à assurer le progrès indéfini et la prospérité de celle-ci. Là doivent s’élaborer, par la participation quotidienne des habitants aux mêmes devoirs, aux mêmes conditions d’existence, aux mêmes avantages, ces vertus sociales : la sobriété, la régularité, l’ordre, l’amour du travail, la bienveillance mutuelle, le respect des droits d’autrui, sans lesquelles l’association de plein exercice qu’il rêve est vouée à un échec certain. » (J. P.) N’oublions pas « qu’il accorde au milieu (the surrounding circumstances, comme dit Owen) une influence prépon-