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dérante sur l’être humain (il accordera plus tard une part plus grande à l’innéité). Habiter le Familistère, c’est donc ‒ à ses yeux ‒ à la fois se proposer et se préparer pour l’association future, c’est accepter ouvertement la direction intellectuelle et morale du fondateur et consentir, par un acte de foi méritoire, à faire voile avec lui vers un nouveau monde social » (J. P.). Ainsi s’expliquent, et les considérations qui l’ont guidé dans le recrutement de la population du Palais social, et les prérogatives (grosses de conséquences) qui s’attachent ‒ et resteront attachées ‒ au séjour dans ses locaux. « Les gens qui l’habitent, dit-il, peuvent être considérés comme présentant les garanties générales élémentaires pour être admis dans l’association. » (Godin à son personnel : 1878.) Dès lors, rien de plus naturel qu’au moment de prononcer le Dignus es intrare dans le noyau primitif de l’association, il se tourne avec prédilection vers les anciens habitants du Familistère comme aussi vers ceux ‒ trop rares ‒ qui l’ont suivi avec quelque élan dans l’expérience des groupes. Certes, en droit strict, rien ne peut trancher la valeur comparative des vétérans et des nouveaux venus. Le hasard a pu tenir ceux-ci éloignés jusque là et ils pourront demain se montrer supérieurs à ceux qu’une longue assiduité va favoriser. Quels mobiles secrets ont, d’autre part, retenus à l’usine ou au Familistère ceux dont l’ancienneté devient un titre probant à la confiance ? Routine peut-être, escompte de quelque privilège, jouissance banale des avantages que présente, du point de vue courant, l’usine de Guise sur d’autres foyers industriels, etc… ? Mais Godin pouvait-il, en fait, à moins d’errer vers les pires probabilités, s’entourer de plus sûres données que celles des meilleures apparences ?…

« Les magasins coopératifs du Familistère diffèrent des magasins coopératifs proprement dits en ce que le capital n’est pas versé par les acheteurs. C’est l’Association elle-même qui fournit le fonds de roulement de ces services comme elle fournit celui de l’usine. » (Le Familistère illustré.) La vente est au comptant, contre espèces ou sur carnet d’achat délivré contre provisions préalables. « Les acheteurs sur carnets ont, seuls, droit à la répartition annuelle des bénéfices. » Notons que, de 1881 à 1889 inclus, le total des ventes a dépassé onze millions, entraînant plus d’un million de bénéfices distribués, d’ailleurs, non en espèces, mais sur carnets de crédit. Ces avantages compensent approximativement, pour les intéressés, les sommes versées en loyer. Il n’y a pas, d’autre part, obligation d’acheter au Familistère et sur deux millions de salaires annuels ‒ à l’époque ‒ moins d’un million fait retour aux magasins…

Passionnément attaché à tout ce qui regarde le sort de la vie humaine, considérée comme « la plus haute manifestation, sur terre, de la vie universelle », ayant pénétré d’autre part combien les adultes resteront, sinon irréductibles, au moins longtemps réfractaires à l’introduction de nouvelles méthodes dans les rapports du capital et du travail, Godin accorde une importance exceptionnelle à l’éducation. Désireux de favoriser le complet développement de l’enfant, « espoir social de demain », il conçoit en même temps le besoin de ces pépinières d’éléments prédisposés aux futures formes sociales. Il fonde au Familistère ces écoles « dont la mission, comme le voulait Fourier, est de révéler les vraies aptitudes de l’adolescent qu’elle prépare à la vie » et qui donneront ‒ il l’espère ‒ à l’Association des générations compréhensives de ses vertus, garantes morales de sa prospérité. Sans contraindre à la fréquentation scolaire dans les locaux du groupe (par contre, seuls les enfants habitant le Familistère peuvent fréquenter les écoles de la Société) il exige ‒ par

clause statutaire ‒ que les enfants reçoivent l’instruction jusqu’à quatorze ans, et « les charges qui en résultent sont couvertes par un prélèvement sur les profits bruts du travail, avant toute répartition ou affectation de bénéfices ». Rien d’essentiel, dans l’éducation et la culture, ne différencie des écoles primaires du temps, l’école particulière du Familistère. Les mêmes succès poursuivis et obtenus attestent, entre elles, le parallélisme des méthodes et la parenté étroite de l’esprit. Un fonds commun de moralité générale et de civisme actualiste en limite l’horizon. Seuls des prêches moraux et des cantiques du travail, le concours plus copieux des agents objectifs inférieurs (récompenses, punitions, etc…) au système classique de l’émulation, et, dans le domaine technique, une place spéciale accordée au dessin industriel, toutes innovations mêmes, au reste, doivent contribuer à créer un milieu adéquat à l’association et orienter la jeunesse vers ses fins idéalistes. À signaler cependant à part un essai de justice distributive par les intéressés (le Petit Conseil : 1884-1888) qui est un acheminement vers ce « self-government » aujourd’hui si en vogue aux États-Unis. D’après une pédagogie de la volonté, appuyée sur le suffrage, Godin y appelle les écoliers au gouvernement de l’école, les fait juges, en dernier ressort, des sanctions et des récompenses… Cependant, si faibles qu’y soient les créations spécifiques (nous ne nous arrêterons pas ici aux impulsions morales précoces et contestables, non plus qu’aux errements transplantés de l’école officielle) il est particulièrement agréable de souligner, dans l’éducation du Familistère, certains traits de la méthode (sensibles dans les formations du premier âge) qui constituent, surtout à l’époque de leur introduction, une véritable originalité…

La nourricerie et le pouponnat sont, à cet égard, caractéristiques et m’avaient frappé, dès ma première visite ‒ il y a quelque vingt ans ‒ par leur intelligente nouveauté. Dans ce pays où l’éducation physique a pour symbole, aujourd’hui encore, la momification du maillot, des mesures d’élevage pratiques et hardies y surgissaient à mes yeux comme d’heureuses anticipations. Une réconfortante parenté les unissait devant moi aux tableaux de claire et audacieuse hygiène de la nursery américaine. Et les mines épanouies, la saine carnation des enfants complétaient ma prédilection d’un éloge vivant, spontané. Profusion de l’air, méticuleuse propreté des corps et des locaux, régularité des fonctions d’entretien, faveur donnée aux ébats, etc…, sont autant de titres à l’attention sympathisante de tous ceux qu’intéresse le problème total de l’enfance. Je m’en voudrais de ne pas citer, pour typiques : le berceau de son et la pouponnière Delbrück. Ce berceau, simple couchette d’un nettoyage facile et complet, est une grande et sobre poche ovale de coutil dans laquelle on a répandu, en masse mouvante, le son étuvé. Sur un modeste petit drap, le bébé y repose librement, la tête sur son oreiller de crin. Quant à la pouponnière, elle permet au bambin, derrière la protection d’une double rampe circulaire, de s’exercer seul à la marche (où êtes-vous, pauvres lisières restrictives, pauvre chariot !) sans autres sollicitations que celles de son instinct et de l’exemple, et ‒ premiers pas du self-conduct ‒ sans autre appui que ses forces naissantes… Dans le pouponnat, antichambre de l’école maternelle, « les petits de deux à quatre ans trouvent les soins et les amusements qui leur sont nécessaires. Leur vie se passe le plus possible en plein air… La disposition des bâtiments s’y prête à merveille. Une pente douce amène les bébés sur la pelouse toutes les fois que le temps le permet. Quand le froid ou la pluie les prive du gazon et de l’ombre des grands arbres, ils s’amusent dans une vaste salle munie de tous les jeux appro-