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Cet échelonnement ‒ choquant dès l’abord ‒ où Godin, malgré tout, voyait, dans une collaboration constante et l’accession possible aux plus hautes fonctions, l’œuvre sous la garde vigilante des intéressés, voyons, dans les réalités même, où il en est ‒ après plus de 40 ans ‒ ce qu’il a produit et dans quel sens l’association a pu « durer et même se développer »…

L’embauchage est sous le contrôle direct du gérant et les opinions subversives du sollicitant (socialiste, communiste, anarchiste) ne constituent jamais pour lui une recommandation. Les auxiliaires qui peuvent, en droit, prétendre, après un an à l’octroi d’un titre de participation, le doivent, en fait, ‒ il est seul juge de l’opportunité ‒ à la décision du gérant. Un exemple. Les non-associés sont en force ‒ et les éléments révolutionnaires y sont assez nombreux ‒ pour en imposer par un arrêt momentané du travail. C’est ainsi qu’une grève eut lieu en 1925 et une forte agitation en 1926. Or ceux qui y ont été mêlés n’ont pas reçu de titre cette année-là… Les participants ne décrochent ainsi leur premier grade qu’après deux ou trois ans d’attente. Pour devenir sociétaire, il faut au moins vingt ans de présence à l’usine, pour les gens du dehors. Ceux qui habitent les locaux du Familistère, plus heureux, y arrivent bien avant. Toutes ces catégories sont, enfin, tenues à l’écart des assemblées. Les sociétaires voient à leur tour subordonnée aux aléas de vacances ‒ et de l’admission ‒ dans les logements l’entrée dans la catégorie suprême. Et cette condition est cause que rares sont les mouleurs (métier éprouvé) qui vivent assez pour en connaître les douceurs et la gloire et que les émailleurs (condamnés à l’anémie, à l’asphyxie, à l’empoisonnement lent par les composés de plomb : produits toxiques qu’avait proscrits Godin) sont réduits à en caresser le rêve. Les associés (minorité princière et détestée : ils sont trois cents environ sur deux mille ouvriers) sont intronisés par l’Assemblée générale, sur la proposition du Gérant. Ils sont l’unique groupe admis « au gouvernement de la chose commune ». Ils ont seuls ‒ si l’on peut dire ‒ « voix au chapitre », c’est-à-dire qu’ils sont seuls appelés ‒ une ou deux fois l’an ‒ à prêter l’oreille à l’exposé de la situation générale. Leurs attributions, en dehors de quelques élections (conseils de gérance, de surveillance) qui sont autant d’acquiescements ou de maintiens automatiques, consistent en des approbations de gestion (qui, s’il la conteste, ose la discuter ?) Le champ de leur curiosité est d’ailleurs circonscrit à l’ordre du jour établi par le Gérant… avis pris du Conseil de gérance. On sait, d’autre part, que ce Conseil de gérance, en dehors de trois Familistériens, ne comporte que des directeurs de service, c’est-à-dire, dans la pratique (devant les interventions problématiques de l’Assemblée générale) des subordonnés ou collaborateurs étroits gérant, plus ou moins suspendus à son bon vouloir et attachés à sa fortune. Le dit Conseil décide ‒ sur la proposition du Gérant ‒ sur les admissions des travailleurs aux diverses catégories, les acceptations ou les renvois dans les logements du Familistère, les exclusions de la Société (celles-ci, sauf ratification de l’Assemblée générale) et sur diverses questions secondaires (de mutualité, d’éducation, etc…) et… donne son avis sur « les opérations industrielles et commerciales et autres questions intéressant la Société ». Ce Conseil, dont on comprend trop bien l’effacement, qui n’est pas même un Comité de Contrôle, quoiqu’il « embrasse dans son attribution tous les intérêts de l’Association », les abandonne en fait entre les mains du gérant. Bien illusoire aussi le rôle du Conseil de surveillance, qui veille sur les statuts, s’assure de la bonne tenue des écritures, vérifie les comptes et bilans soumis par l’Administrateur à l’Assemblée générale des associés…

Dans ces Conseils, seuls apportent une véritable culture (technique et générale) et des capacités administratives les directeurs et le gérant. Les autres ‒ en peut-il être autrement, en général, pour un ouvrier ? ‒ n’ont qu’une instruction rudimentaire. Ils sont, par le vote de leurs pairs, amenés pour ainsi dire automatiquement, à l’âge et à leur tour, à prendre place dans les Conseils. Le voudraient-ils, que devient, dans l’incompétence parfois totale, la collaboration active à leurs travaux, la participation intelligente aux rouages supérieurs ?…

Quant au gérant, il nomme et révoque tous les employés et fonctionnaires dans les conditions prévues par les statuts. Il délègue à un ou plusieurs membres du Conseil de gérance (pour l’usine de Guise) à un sous-directeur (dans l’usine de Bruxelles), à un économe (pour les services du Familistère) une partie de ses attributions. « L’action morale de l’Administrateur-Gérant ‒ dit la Notice ‒ doit être considérable. Surveillant d’une manière générale les établissements et les affaires de l’Association, il unit et concentre tous les pouvoirs. Par les qualités du cœur et du caractère, il doit maintenir la correction des rapports entre les fonctionnaires, être l’âme de la concorde entre les chefs de services, les employés, les ouvriers et les membres de la Société. Il veille au respect et à l’application des statuts… » Ainsi, plus qu’un directeur de société anonyme dont le conseil de Gérance n’est pas même un Conseil d’administration, le Gérant voit ramener en sa personne toute l’autorité et les prérogatives de la direction. Et nous voici revenus au patronat d’élection à titulaire inamovible. Dans les limites des statuts, toujours interprétables et souvent compressibles, une souveraineté véritable s’établit, à laquelle le prestige de la « raison sociale » met une sorte d’auréole. Dès lors, qu’il n’ait pas la large compréhension d’un Godin, qu’il n’emploie pas son influence à maintenir, puis à pousser l’œuvre sur les voies prévues par le fondateur, que subsiste-t-il de l’esprit de l’Association ?

Ce n’est pas tout. Cette unité morale ‒ sans laquelle l’Association n’est qu’une vulgaire et superficielle agglomération, avec le succès pour facteur unique de cohésion ‒ est brisée dans l’œuf par les écarts formidables de la rétribution. Voici des chiffres. Les mouleurs, ajusteurs, émailleurs, etc… ‒ grâce à l’intensité du travail aux pièces ‒ réalisent un salaire journalier de 25 à 50 francs (en moyenne 25 à 30) auquel s’ajoutent les bénéfices correspondants. Par exemple, un « fignoleur », qui fait les modèles en fonte, gagne à peine 30 francs par jour, plus 80 fr. pour cent heures de travail (par quinzaine) supplément dit de « vie chère ». Il est jeune, celui-là, et cependant associé (il en est qui, habitant le Familistère, ont pu l’être à vingt-six ans). En 1926, son « boni » s’est monté à quelque 3.800 francs… Un contremaître gagne environ 900 fr. par mois, plus la part proportionnelle. Les directeurs touchent de 1.500 à 2.000 francs par mois et participent aux bénéfices pour 60 à 70.000 francs par an. Quant au Gérant, il recevait, en 1921, en appointements, 15.000 fr. par an, en parts diverses 96.000. En 1926, il lui revient, d’une part, 37.000 francs, et, en bénéfices, 240.000 francs.

Les redressements préconisés par certains ‒ et plus ou moins étranglés d’avance par les statuts ‒ ne seraient, en l’occurrence, si désirables soient-ils, que d’insuffisants correctifs. Tels : présence pendant cinq ans dans les catégories expectantes et admission, de droit, au titre d’associé dans la sixième année ; réduction du temps de présence à l’usine (avec salaire journalier égal à celui du métier le mieux rétribué) pour les ouvriers qui se livrent à des travaux épuisants ou insalubres ; révision de tous les appointements et salai-