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dévorement, et qu’il en broie d’ailleurs chaque jour les espérances sous son formidable appareil. Mieux : ne fût-il pas flagrant que si quelque danger sérieux menaçait dans leurs prérogatives somptueuses les détenteurs actuels de l’avoir social, ils sauraient y opposer le bloc de leurs résistances intéressées ; leur neutralité fût-elle assurée, et toutes conditions favorables sauvegardées ; et, par la coopération ou tout autre secours pécuniaires, possible un jour cette intégrale acquisition (laquelle, ne l’oublions pas, implique une iniquité : le travail rachetant ses propres biens, soldant de ses deniers ce qu’il a déjà payé de son effort) que la récupération ne pourrait être à temps consommée. Car il est un élément de fait qui tient sous son inconnu et menace dans son processus la lente incorporation du travail au capital, c’est l’impatience légitime d’une classe spoliée, dont il est vain de prétendre à canaliser les soubresauts, voire l’irrésistible emportement. Dès lors, par la voie des réalités, là où ses rivales le devancent par l’hypothèse, le transformisme réformiste se trouve ramené en face du problème pendant de la propriété. Il n’en éludera ni l’urgence ni l’acuité et devra, comme tant d’autres ‒ et quelle que soit, après le précédent des révolutions politiques, son appréhension des chocs-en-retour régrescents ‒ ou se démettre et pactiser avec le conservatisme ou admettre (prêt à en adoucir les aléas) les reprises précipitées de la force…

Au lendemain d’une reprise des instruments de production que, pour la santé de l’humanité, nous voudrions consentie (d’intelligence, sinon de sensibilité) par les bénéficiaires du régime actuel ‒ dont Godin, adversaire de l’héritage, limitait déjà le droit de propriété ‒ apparaîtra avec une évidence et une rigueur décisives la connexité des problèmes de la production et de la consommation. Peut-on admettre, avec certaines écoles anarchistes, que l’équilibre de ces deux facteurs s’établira dans la liberté, par le jeu naturel des affinités et la claire notion des interdépendances, par l’accordance et comme l’enchevêtrement harmonieux de ces individualités que nous savons si complexes et mouvantes ?…

Le peuple ‒ et Fourier est avec lui ‒ est de plus en plus entraîné vars ce maximum de jouissances objectives qu’il regarda comme l’excellence du bonheur et qui comporte ‒ il en fera contre lui l’expérience ‒ le maximum de servitude. Il croit ‒ sur les espérances et l’avidité de toutes les matérialités qui, à cette heure, lui échappent et qu’intensifient ces mille ramifications modernes des besoins que l’on regarde comme autant de progrès vers la satisfaction véritable ‒ que sa libération s’agrandit dans la proportion de ses ambitions et que l’apogée de la joie est au faîte de la possession. Il n’apercevra que plus tard que jamais on n’est autant l’esclave des perfectionnements dont on aspire à profiter que le jour où on croit les tenir sous sa dépendance. Il n’abandonnera ‒ et encore ! ‒ qu’à la satiété les attraits trompeurs d’une fiévreuse multiplicité et reviendra par la lassitude au bonheur dans la simplicité. Mais qui garantira le stade dévorant pendant lequel opèreront contradictoirement la faim de tout l’inobtenu d’hier et le dégoût de cet effort séculairement regardé sous l’angle de la contrainte ; quand l’artificielle sous-consommation due aux inégalités limitatives de la répartition fera place à la sur-absorption d’un libertarisme sans frein ? La foule ‒ c’est sa nature ‒ pour longtemps indifférente aux délices immatérielles, détournée non seulement de l’ascétisme, mais de la modération dans les débordements objectifs, aura tôt fait de dissiper le leurre rassérénant de la surproduction. Le dogme de la pléthore des ressources totales ne couvrira même pas la suffisance des besoins généraux. Si accélérée que puisse être la progression

du machinisme (et si providentielle que soit sa capacité productive) dont certains escomptent la mirifique collaboration, l’avidité décuplée de toutes les bouches simultanément ouvertes et de tous les désirs débridés, exacerbés, aura tôt fait de le gagner de vitesse. Quand on sait à quel point l’humanité, même la masse retenue sous le contrôle d’airain de l’impuissance des salaires, dilapide son bien, on ne peut supposer qu’elle apportera, dans l’irresponsabilité des licences de consommer, la sagesse préliminaire d’une indispensable économie. L’individu, dégagé des astreintes directes, plongé dans la béatitude de la libre jouissance, s’attendra à autrui pour en garantir l’exercice par le maintien des réserves. La formule « à chacun selon ses besoins » qui, en l’absence d’un absurde barème, sera tout bonnement « à chacun selon ses appétits » impose au régime qui l’arbore l’obligation implicite de faire face aux plus larges nécessités de l’être humain comme à l’infinie diversité de sa désirance. Mais l’individu, d’abord, et uniquement, préoccupé des avantages généreux de la répartition, cesse pour ainsi dire spontanément de s’intéresser au rendement de la production dont l’inéluctabilité personnelle lui échappe. La loi du moindre effort l’appelle à la dissociation de ces deux facteurs parallèles et étroitement solidaires. La consommation ne lui apparaît plus sous la dépendance de l’énergie productrice. Hypnotisé par l’assouvissement, il en oublie les conditions, perd le rapport de ses exigences avec leur possibilité, foule aux pieds l’axiome : qu’il ne peut y avoir les bienfaits pour tous sans le don de chacun. Comme disait Jules Simon : « Dans cette immense communauté, personne ne poursuit un but prochain ; la récompense ne suit pas immédiatement ‒ ni directement ‒ le travail comme sous le régime de la propriété. Le grand travailleur n’est qu’une grande dupe. L’égoïsme consistait, dans la propriété, à ne travailler que pour soi ; et il consistera, dans la communauté, à ne pas travailler du tout. »

Prêterons-nous bénévolement à l’individu à la fois la conscience soudaine de ce que ses droits appellent de devoirs en contre-partie et la libre acceptation de l’effort qu’ils impliquent ? Nous est-il permis d’espérer qu’il pénètrera à temps, à quel point la fortune de l’humanité (ce réservoir où pourront puiser, à pleins besoins, jusqu’aux plus défavorisées jusque là des unités humaines) est liée indissolublement à l’activité intelligente et sans défaillance de tous ceux qui peuvent ? S’élèvera-t-on assez vite à cet « altruisme, qui n’est après tout que de l’égoïsme bien compris », mais qui a le défaut grave, pour la masse, de ne pas se présenter sous l’aspect coutumier d’une récompense directe de l’effort ? La loi si puissante d’inertie, dans une société débarrassée de la hiérarchie du labeur et du garant des institutions, ne sera-t-elle pas la triomphatrice ? Quand on connaît l’impuissance des hommes, dans leur ensemble, à fixer dans le vague d’une solidarité collective leur ténacité (et, pour les anarchistes, l’expérience des « colonies », pourtant restreintes, et cependant si tôt agonisantes dans le relâchement, corrobore durement cette assertion) on comprend à quel point les plus lucides et les meilleurs seront les seuls à pénétrer les raisons de la production et à en conserver la volonté. Dès lors, à moins de vivre sur ce paradoxe de l’élite alimentant la masse, renaîtront, par urgence vitale, soit les obligations, soit le mobile effectif et visible de l’intérêt personnel. Et je n’évoque ici ‒ et à dessein ‒ que ce qui touche au plus intime de mon sujet. Et je laisse à l’écart toutes les modalités déterminantes qui devront suppléer aux injonctions disparues, faire que, dans le régime de l’autorité évanouie, la liberté ne soit pas en danger, pantelante aux mains de la force…