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Godin disait : « Cette partie de la théorie de Fourier » ‒ l’attrait dans le travail ‒ « est-elle juste, serait-elle vérifiée par l’expérience ? Je n’en sais rien. Il ne m’était pas possible d’en aborder la pratique, puisqu’il faudrait tout d’abord opérer avec des hommes habiles à remplir des fonctions très diverses et que nous sommes bien loin de posséder ces capacités. Il faudrait, en outre, modifier si profondément le régime actuel de l’industrie, que bien d’autres progrès seraient à réaliser d’abord pour faciliter cette modification… » Et cependant, à moins d’attendre, dans un âge susceptible de coïncider avec la disparition de la planète, la perfection des hommes ‒ le dilemme est là, pressant. Ou vous réunirez ‒ autour du travail nécessaire ‒ et sans perdre un instant, toutes les séductions les plus efficaces de l’attrait, vous ébranlerez dans l’agrément toutes les aptitudes, et vous monterez, d’un coup pour ainsi dire, aux sommets de la production ‒ le communisme libertaire ne peut vivre, ne l’oubliez pas, sans l’excédent des réserves ‒ et si vous n’y atteignez pas, c’est, peu importe le délai, avec d’incalculables répercussions, la catastrophe du Phalanstère étendue à la Société tout entière. Ou, nonobstant vos idéologies, vous ferez appel, sans détours incompris de la masse, aux sollicitations perceptibles de l’intérêt et vous ramènerez la jouissance sous le contrôle de l’effort, et le travail, dans les associations de production, redeviendra fonction de la consommation. La production et la consommation : les deux pôles de l’économie sociale, enfin harmonisés dans une coopération d’autonome mais incohérente, devenue fédérale et solidaire. La consommation ‒ seul arbitre logique en définitive ‒ réglant désormais la production et celle-ci, gage et condition de la répartition, capable de devenir la pourvoyeuse attentive et docile des besoins humains.

Mais « quel que soit le régime économique de l’avenir » ‒ coopératif, collectiviste, syndicaliste, anarchiste, peu importe ‒ « la socialisation du travail vers laquelle nous allons d’un élan irrésistible ne pourra s’établir et durer » qu’en « individualisant » dans une assez large mesure les fruits de ce travail. Produisez en commun, soit « puisque les progrès de la technique et la loi du moindre effort l’exigent, mais une fois le produit fabriqué » et évalué, que chacun en retrouve la jouissance dans la liberté… « Production associée et rétribution individualisée, c’était déjà la formule des Saint-Simoniens et de Fourier avant d’être celle de Godin. » (J. P.). C’est aussi, avec des nuances d’application, celle des anarchistes ‒ individualistes qui reconnaissent pour indispensable (ou admettent) l’association dans la production et repoussent le communisme de la répartition, n’acceptant de restrictions à leur liberté que celles qui peuvent, par ailleurs, en garantir l’épanouissement…

Retenons, au moins en son principe, cette solution comme étant la plus rationnelle, et peut-être la seule capable d’assurer, dans le minimum de contrainte inévitable, le maximum de liberté compatible avec la sociabilité. Nous voici donc hors du capitalisme, dans une société délivrée de l’héritage et de l’accaparement individuel. Mais nous devons, plus que jamais, pour consommer, produire. Et nous sommes tenus à la qualité, comme à la quantité. L’irréprochabilité, voire la perfection, nous soucient comme l’abondance. Et, par l’obligation d’intéresser l’individu, d’entretenir et d’exciter sa productivité, nous sommes revenus à l’emploi judicieux et à la mesure de l’effort, aux recherches et à la mise en action des capacités, et à cette rétribution de la conscience et du mérite par lesquels, dans l’œuvre de Godin, l’injustice est rentrée… En nous gardant de redescendre aussi ; à sa faveur, les pentes du passé, il va falloir, si nous voulons produire à pro-

fusion et bien « élever le labeur, condition de la richesse, le pénétrer d’intelligence et de responsabilité, exalter au plus haut degré les facultés créatrices de l’homme ». Il va falloir aussi « saisir sur le vif de l’ouvrage le mérite effectif et le récompenser par une méthode qui soit pour la Cité source de prospérité et principe d’harmonie » (J. P.) et qui laisse les différences à l’écart de la haine. Investigations ardues, dosages pleins de périls « double problème dont Godin nous a montré l’importance et précisé les termes » et en face duquel devront nous garder les erreurs dont son œuvre porte la trace douloureuse… « Quel que soit le mode d’organisation de la Cité future, il faudra, par une évaluation aussi exacte que possible de la contribution de chacun à l’œuvre collective, arriver à une équitable rémunération du travail, que celle-ci se fasse en nature, en argent, en bons de consommation, ou par tout autre procédé. » (J. P.). Que de la production globale, généreusement calculée sur la consommation et gagée par une collaboration correspondante des individus, estimée, si l’on veut, en heures de travail, nous fassions par exemple, trois parts : une pour les besoins vitaux (répartie également entre tous, qu’ils travaillent ou non) ; une pour les services publics ‒ services toujours plus étendus, englobant les distributions courantes des habitations particulières (chauffage, éclairage, etc.) gagnant, par delà les déplacements, voyages, les spectacles et divertissements, etc. ‒ dont seraient admis à profiter, sur le même plan, tous les travailleurs, plus les invalides et les incapables et, pour un minimum, les « réfractaires » (avoués ou officieux) ; une pour les satisfactions personnelles à laquelle donneraient droit, sur une base proportionnelle : l’effort pénible ou dangereux, la tâche supplémentaire (volontaire ou limitée), la productivité, l’invention, le talent, etc. Qui, le pouvant, ne consentira, en fait, avec la perspective de jouissances tant publiques que privées liées à sa décision, à accorder au travail effectif le temps de présence nécessaire (d’autant plus réduit que plus d’individus ‒ et mieux ‒ travailleront) à l’atelier ou ailleurs ? Qui se dérobera à fournir sa portion attendue de labeur ? Combien, au contraire, seront, d’eux-mêmes, sollicités à l’accentuer, à affiner leurs capacités, à développer, dans un sens productif (nous donnons avec ce mot sa définition la plus large), toutes les ressources de l’effort… Que nous choisissions tel mode d’organisation, ou tout autre meilleur (et il n’en doit pas manquer), il importe en tout cas que nous nous gardions de frustrer un seul homme des biens primordiaux et d’écarter de quiconque les éléments de bonheur et, qu’en laissant aux individus assez de motifs pour se dépenser, courageusement ou intelligemment, nous animions l’intérêt sans créer le favoritisme, sans enfanter la division. Alors, peu à peu, par l’attrait sagement réintroduit, peut-être regagnerons-nous, sur un plan plus idéaliste, l’harmonie un instant confiée aux mobiles inférieurs et trouverons-nous ‒ tout de délice infus ‒ le travail librement offert et gage d’équilibre…

Le travail, sachons-le bien, ne sera don ‒ un don large, limpide et comme naturel ‒ que dans la sérénité de l’amour. Et il ne montera peu à peu à cette détente bienfaisante et chaude qu’en même temps que se desserreront de tous ses membres les tentacules, innombrables de la contrainte. Pour le réhabiliter dam le cœur et dans l’esprit des hommes, il est indispensable de l’affranchir toujours plus et d’en renouveler l’attrait. On ne peut demander que son visage reste dur et ses modalités repoussantes et qu’il soit enveloppé de tendresse… D’autre part, dans l’industrialisme autocratique, qui a rendu le labeur à la fois glacial et comme avilissant, l’ouvrier a perdu ce goût délicat qui faisait de l’artisan le frère cadet de l’artiste. Le machi-