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dirigeantes, ils n’envisagent qu’elles et considèrent le peuple comme un vil bétail de travail dont il n’y a pas à tenir compte. C’est, en effet, dans la bourgeoisie que la famille a conservé le plus de force ; c’est là qu’elle est, à beaucoup d’égards, salutaire à l’individu.

Le ciment qui retient unis les parents bourgeois est l’argent. Tant que le père est vivant, il dispose du capital. Il ne peut plus, il est vrai, comme le père de Mirabeau, obtenir une lettre de cachet contre son fils révolté, mais il peut lui couper les vivres ; cette considération suffit pour maintenir les enfants, sinon dans le respect, du moins dans ses marques extérieures. Le père dispose en outre d’un capital corollaire de l’autre : son influence sociale. La plupart du temps l’avenir de son fils dépend de lui ; le fils est donc plein de considération pour un père qui peut, à sa volonté, faire de lui un homme riche et puissant, ou un déclassé, condamné à la gêne, si ce n’est à la misère.

L’héritage et les espérances qu’il fait naître retient dans l’union les membres de la famille. C’est dans l’espoir d’en hériter que l’on fait de temps à autre une visite à la vieille tante revêche et ennuyeuse ; c’est pour ne pas être frustré que l’on joue la comédie de la tendresse aux vieux parents, dont on souhaite, au fond du cœur, la mort rapide.

Des sociologues ont dit que la famille moderne n’était plus qu’un groupe d’affection. Elle l’est parfois, en effet, mais souvent aussi les parents, bien loin de s’aimer, se haïssent, et la cohabitation forcée ne fait qu’augmenter la haine qui va parfois jusqu’au crime. Mais le plus souvent le groupe subsiste parce que l’intérêt matériel de chacun des parents dépend de sa prospérité. Tel qui, en famille, peut se permettre une vie luxueuse serait condamné à la médiocrité s’il devait vivre, seul avec son avoir particulier. Il supporte donc le père dont l’autorité le révolte, la sœur dont il méprise les idées et les goûts, la femme dont il est las depuis longtemps et la bonne éducation, en adoucissant les heurts, rend la vie acceptable.

Dans les classes pauvres, le ciment de l’intérêt n’existant plus, la famille se réduit au couple et aux petits enfants. Dès que le jeune homme et même la jeune fille sont en état de gagner leur vie, le joug familial leur pèse et ils s’en vont fonder, avec ou sans mariage, un autre foyer. Les vieux parents sont une charge que l’on n’assume pas volontiers ; souvent les frères et les sœurs se perdent de vue définitivement.

La famille, comme tous les groupements, est bienfaisante à bien des, égards. D’abord, dans l’organisation sociale actuelle elle est indispensable au jeune enfant. L’adulte peut y trouver une protection contre la misère, des soins dans ses maladies, une affection qui l’aide à vivre.

Mais comme tout ce qui protège, la famille opprime. La vieille conception de l’autorité maritale pèse encore sur la femme du vingtième siècle. Seul l’homme a le droit de se choisir sa vie et de la vivre à sa guise. La femme, dès qu’elle commet la faute de se marier, perd son indépendance.

Une triste vie de devoirs ennuyeux s’impose à elle. Elle se doit d’abord à son mari, son devoir est de lui plaire et, pour ce faire, elle doit masquer sa tristesse, dissimuler sa mauvaise humeur, taire même ses maladies pour paraître une compagne agréable. En Angleterre, jusqu’à ces derniers temps, dans la petite bourgeoisie, la femme se mettait tous les soirs en toilette décolletée pour attendre son mari retour du bureau ou de l’usine.

Quelque effort qu’elle fasse, il arrive que l’homme est mécontent parce qu’il est las d’elle au point de vue sexuel. Aussi les femmes habiles emploient-elles toutes

espèces d’artifices pour combattre cette satiété ; elles tentent d’être plusieurs femmes en une seule. Honteux esclavage !

La maternité enchaîne la femme à ses enfants. Une croyance généralement admise veut que les enfants ne peuvent être laissés seuls et que la mère ne doit pas les quitter. La venue du premier enfant a donc pour effet de confiner la femme au logis. Plus de sorties, plus de spectacles, plus de visites ; toute la jeunesse est sacrifiée.

La grande bourgeoise, bien qu’on l’en blâme pour la forme, s’affranchit de la servitude maternelle. Elle a des nourrices, des bonnes d’enfants et des institutrices qui, moyennant salaire, la déchargent der ses devoirs. Elle peut ainsi aller dans le monde et se créer, selon sa conception une vie heureuse ; mais dans les classes moyennes, plus encore dans les classes pauvres, la maternité est un fardeau écrasant ; c’est une des raisons pour lesquelles on la réduit le plus possible.

Dans les grandes villes, un ménage d’employés, de professeurs ou de commerçants, ne sait que faire de ses enfants. Il n’a qu’un petit appartement, quand encore il n’est pas contraint d’habiter en meublé. La bonne, rare et chère, est hors de ses moyens. Dehors toute la journée pour contribuer aux gains du ménage, la femme n’a pas le temps d’élever les enfants. Aussi est-elle heureuse quand elle a une parente à la campagne à qui les confier.

La petite fonctionnaire qui est mère court de son bureau à son logis, toujours inquiète au sujet de l’enfant laissé seul pendant quelques heures. Pour être un peu chez elle, elle abuse des congés de maladies qui lui sont payés dans la plupart des administrations. C’est une façon, il est vrai, de mettre les enfants à la charge de l’État, mais on pourrait trouver mieux, tant dans l’intérêt de l’enfant que dans celui de la mère. L’ouvrière, plus insouciante, laisse son bébé à la charge d’une grande sœur de cinq à six ans. Lorsque l’enfant peut marcher, il traîne dans les escaliers, les cours, les rues et dans la promiscuité des autres il donne et prend la vermine, les maladies et les mauvais exemples.

L’enfant de la paysanne s’élève tout seul, comme un petit animal ; il grouille dans la cour pèle-mêle avec la volaille, le porc, au milieu du purin ; les maladies infantiles le déciment.

Les réactionnaires n’ignorent pas ces faits, mais ils s’en réjouissent ; plus les prolétaires sont incultivés, plus il est facile de les avoir à bon marché. Pour le principe traditionaliste, ils déclarent que le sort de l’enfant serait meilleur si la femme restait à la maison. Paroles vaines : les femmes mariées ne demandent pas à aller à l’atelier et à l’usine ; elles y vont contraintes par la nécessité. La femme, en travaillant au dehors, apporte l’aisance à la maison ; ses qualités de ménagère ne sauraient presque jamais équivaloir à un salaire ou à un traitement normal.

Les préjugés relatifs à la famille et à ses devoirs sont encore très forts. L’idéologie du clan antique pèse sur la famille en ruines de l’époque actuelle ; elle pèse particulièrement sur la femme, millénaire esclave.

Lorsqu’on voulut adapter à la scène française la Nora d’Ibsen, aucune artiste ne voulut être Nora. Elles acceptaient volontiers des rôles de fourbes, de voleuses, d’empoisonneuses, mais personne ne voulait être Nora qui abandonne son mari et ses enfants pour reconquérir sa liberté.

La famille est mauvaise pour les enfants. Les auteurs qui prétendent le contraire ont toujours devant les yeux les classes riches ; ils oublient systématiquement que les ouvriers et les paysans forment la grande majorité de la population (sur le sort de l’enfant du peuple,