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Jehan Rietus : Les soliloques du pauvre.) L’amour maternel est un luxe ; la femme qui peine du matin au soir, qui est battue par un mari ivrogne et brutal, qui se demande où elle prendra l’argent du loyer, comment s’acheter des chaussures, par quel artifice de langage elle trouvera du crédit chez l’épicier auquel elle doit déjà de l’argent, n’a ni le loisir, ni la volonté de couvrir de caresses sa progéniture. Brutalisée, elle est brutale elle-même ; ses enfants lui sont plus une charge qu’un élément de bonheur. Insouciante, elle les laisse sans soins lorsque la maladie n’est pas aiguë ; les petits grandissent avec les tares de leur hérédité et de leur mauvais élevage.

L’éducation morale de la famille populaire ne vaut pas mieux que son élevage matériel. L’enfant a le spectacle de son père qui, rentré ivre, démolit le mobilier, bat sa mère et lui-même. Il entend les reproches, les injures, les gros mots de ses parents ; leurs batailles dans l’escalier avec les voisins et le concierge. L’école primaire corrige dans une certaine mesure le milieu familial ; c’est pourquoi certains ont pensé à garder les enfants à l’école le plus d’heures possible, de sorte qu’ils puissent ne rentrer chez leurs parents que pour y dormir. Déjà des infirmières scolaires suppléent la mère, conduisent au médecin l’enfant malade, le débarrassent de ses parasites par un nettoyage approprié.

Mais la famille garde quand même son influence, l’enfant voit en elle la réalité, alors que récole lui apparaît comme quelque chose d’artificiel qui n’est pas la vie.

Chez les paysans, l’enfant est avant tout un objet de rapport. Sans la pression de l’État, ils ne leur feraient donner aucune instruction, et ils échappent, autant qu’Ils le peuvent, à l’obligation scolaire. Le bébé croupit dans la malpropreté. Dès qu’il a quatre ans, on l’utilise pour la garde des bêtes. Mal nourri, battu, peu ou pas soigné dans ses maladies, il continuera, s’il échappe aux mille causes de mort, la primitivité de ses pères et mères ; à la campagne, le progrès est un vain mot.

Dans toutes les classes, la famille transmet les préjugés. La plupart des gens réfléchissent très peu ; ils se contentent de répéter ce qu’ils ont entendu dire. De là l’importance du milieu où s’est passée notre enfance. Si l’évolution idéologique est si lente, cela tient à ce que l’institution familiale transmet les idées de génération en génération. Un village d’Auvergne ou de Bretagne ne diffère pas beaucoup de ce qu’il était au Moyen-Age ; sans les chemins de fer qui amènent des étrangers, il n’en différerait pas du tout. En dépit des connaissances de l’hygiène acquises depuis longtemps, les gens continuent d’être sales et d’en mourir. On peut vivre comme les parents ont vécu, et pour faire adopter l’amélioration la plus élémentaire, on a les plus grandes difficultés (opposition des campagnes à l’heure nouvelle).

La bourgeoisie, surtout la grande, a moins de préjugés. Sa culture, son oisiveté, ses voyages, lui permettent une vue plus large que celle du paysan confiné dans son village ou de l’ouvrier des villes, borné à sa maison et à son quartier. Souvent même les classes dirigeantes se piquent de favoriser le progrès, surtout le progrès matériel (automobilisme, aviation). Mais lorsqu’il s’agit des idées, la famille et la tradition pèsent lourdement sur les esprits. Alors que les classes pauvres en France s’affranchissent de la religion, les classes riches continuent à fréquenter les églises. Il y a beaucoup d’intérêt réactionnaire dans l’attachement des bourgeois à un culte périmé ; mais, quand même, la bourgeoisie a encore des croyants, surtout parmi les

femmes, tenues plus étroitement que les hommes par le lien familial.

La famille rétrécit la vie. Elle condamne à la cohabitation des gens dont les idées, les goûts sont parfois très différents et qui se détestent. Au lieu d’être une source de bonheur, elle est souvent un enfer auquel la solitude est bien préférable. Pour se rendre compte de la vérité de nos assertions, on n’a qu’à se rappeler les disputes, les injures, les railleries blessantes échangées, parfois tout le long du jour, entre époux, entre parents.

Ah ! si vous saviez comme on pleure !
De vivre seul et sans foyer.

On pleure, il est vrai, dans le célibat, mais on pleure davantage lorsqu’on se sent rivé à des gens pour lesquels on n’a que de la haine.

Que de personnes, nées pour briller au point de vue intellectuel ont été maintenues dans la médiocrité par leur famille ! L’homme supérieur, plus encore la femme, détonne dans son milieu familial. Les parents ne comprenant la vie que dans les routines qu’ils ont suivies, sont bouleversées lorsqu’un des leurs, véritable merle blanc, prétend donner à son existence une orientation différente. Et le plus souvent, le jeune homme, surtout la jeune fille, renonce à son idéal pour vivre selon la tradition.

La famille précipite les effets de l’âge sur la torpeur mentale. Grands travailleurs dans leur jeunesse, des penseurs cessent très tôt d’avoir des idées nouvelles parce qu’ils ont dû livrer contre leurs proches un combat de tous les instants. À la fin, c’est la médiocrité familiale qui l’emporte, le sujet d’élite est vaincu.

La famille est naturelle, elle est fondée sur l’acte sexuel et on en retrouve les rudiments chez les animaux.

En se développant lui-même, l’homme la développe. De l’union temporaire qui maintient ensemble le mâle, la femelle et les jeunes, il fait le clan, petite société organisée.

Mais, le développement humain allant plus loin, l’importance du groupe familial décroît parce que, peu à peu, la société le remplace. La religion se dégage du spiritisme ancestral pour devenir une cosmogonie et une morale que professent des milliers d’individus. Du foyer, le culte passe dans la temple.

L’industrie, de familiale, devient sociale aussi. La ménagère qui savait tout faire tant bien que mal, cède le pas à l’artisan spécialisé qui fait beaucoup mieux, et l’artisan lui-même cède le pas à la grande industrie qui, grâce au machinisme, fait encore mieux et surtout beaucoup plus vite.

L’école, spécialiste de l’instruction, enlève les enfants aux parents.

La société commence à prendre à sa charge le vieillard pauvre, elle soigne le malade dans ses hôpitaux. Il est de toute évidence qu’elle supplante peu à peu la famille dans la protection de l’individu.

Rousseau et ses disciples ont tort lorsqu’ils veulent ramener l’humanité à la nature comme à la source de tout bien. Le progrès nous éloigne de la nature ; peut-être grâce à lui aura-t-on une vie deux fois plus longue, avec des organes pris aux jeunes animaux et mis à la place de nos organes usés par l’âge. La famille animale et sexuelle, comme tout ce qui est naturel, devra donc disparaître pour laisser la place à la Famille cérébrale.

La plupart des maux dont nous souffrons du fait de la famille tiennent à notre développement intellectuel. La femme sauvage et barbare, quoique très malheureuse (malheureux comme une femme) supporte son