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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/174

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FAM
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terrible esclavage. Sans doute elle trouve naturel de porter de lourds fardeaux, alors que son seigneur et maître ne porte que ses arcs et ses flèches.

Le paysan trouve sans doute naturel les gros mots et les coups échangés entre parents pour des questions d’intérêt. Après s’être injuriés et frappés, les parents se réconcilient ; c’est la vie.

Dans les classes cultivées, la famille fait souffrir davantage. Les repas, la fonction sexuelle même ne constituent plus la chose capitale de la vie. Le cerveau est devenu prédominant ; c’est par lui que nous vivons, c’est par lui que nous sommes heureux ou malheureux.

Un sociologue contemporain Lapie ; La femme dans la famille, a comparé la famille à un hôtel. Nous nous plaignons peu de l’hôtel parce que nous ne lui demandons pas la nourriture de l’âme ; en revanche nous la demandons à la famille ; c’est pourquoi nous souffrons lorsque cette famille n’est plus qu’un hôtel banal.

La société qui instruit l’enfant dans ses écoles qui le soigne dans ses hôpitaux, fera un pas de plus et le prendra entièrement à sa charge.

Les études de puériculture que l’on fait faire aux petites filles dans les écoles sont à peu près illusoires. La mère pauvre n’aura pas le moyen de les mettre en application, car il lui faudrait de la place, de l’argent et du temps, ce qui précisément lui manque.

Au lieu de vulgariser l’esprit des petites filles en leur faisant entrevoir un avenir irrévocable de servantes laveuses de couches, mieux vaudrait leur donner une culture intellectuelle sérieuse et créer pour les nourrissons des pouponnières, où des infirmières les élèveraient beaucoup mieux que les mères.

Des pouponnières les enfants passeraient dans les internats où ils seraient instruits.

L’internat n’est pas obligatoirement une salle d’école aux murs tristes. On peut les édifier à la campagne et y mettre de grands jardins, alterner les heures de sport et de jeu avec les heures d’étude. Malgré tout ce qu’on a pu dire de l’internat, ce sont les internes qui travaillent le mieux ; chaque fois que l’on a voulu des études sérieuses et fortes (Polytechnique, Normale) c’est le régime de l’internat qui a été jugé le plus adéquat.

L’inconvénient de l’internat est que l’enfant est un peu livré à lui-même. On pourrait pallier dans une certaine mesure ce mal en instituant à la fin de la journée une heure de conversation familière entre le professeur, le répétiteur et les élèves. Ces entretiens, sans programme arrêté d’avance, rouleraient sur les événements de la journée. L’élève pourrait confier au maître ses préoccupations, ses soucis. Le maître servirait d’arbitre impartial dans les différends survenus entre élèves ; de bons effets moraux se dégageraient de ces entretiens.

Somme toute, il faudrait former les maîtres à traiter leurs élèves non comme des numéros, mais comme des personnes humaines.

Déchargée de l’élevage de ses enfants, la femme sera libre. Aujourd’hui une femme ne peut vivre sa vie qu’à la condition de renoncer à l’amour, et surtout à la maternité.

Au lieu d’être la femelle penchée sur sa couvée comme une mère chatte, la femme sera un être pensant, artisan indépendant de son bonheur.

L’homme sera affranchi aussi, car la plupart du temps, la famille, loin de le réjouir, lui pèse. Seul le devoir social des enfants à élever le force à faire acte de présence au logis familial. Dans les classes riches, il rompt la monotonie du foyer en en ayant plusieurs ; dans les classes pauvres, il déserte le logement pour le marchand de vins où il peut converser avec des camarades qui le comprennent.

La suppression de la famille agrandira le rôle de l’amitié. La famille actuelle proscrit l’ami comme un

Étranger. Le groupe d’amis formera une véritable Famille cérébrale, bien autrement intéressante que la famille sexuelle.

La famille cérébrale pourrait vivre en commun en habitant par exemple la même maison. L’escalier ne présenterait plus le spectacle de ses portes fermées et hostiles. Des portes ouvertes viendraient les éclats de voix, les rires joyeux des locataires réunis par des goûts communs, des études identiques, un même idéal.

Les échecs répétés des colonies anarchistes montrent qu’il est très difficile aux hommes de vivre les uns avec les autres. Cela est pour beaucoup le fait de la mauvaise éducation, des instincts combatifs qui nous portent à voir dans tout être humain un ennemi à humilier, à vaincre et à asservir.

Les bourgeois, grâce à la politesse, s’entendent beaucoup mieux ; aujourd’hui, dans les maisons riches, on vend les appartements ; la maison tout entière forme une sorte de coopérative du logement et, en général, elle marche très bien.

Mais tout n’est pas à adopter, il s’en faut, dans la civilité puérile et honnête. La galanterie qui est pour la femme une insulte déguisée, doit disparaître ; le décolletage, qui fait des salons de véritables marchés de chair féminine esclave. Tout le code des visites, bonnes seulement à vaincre l’ennui d’une vie désœuvrée. Mais la société future devra avoir son code de politesse. Il ne faudra pas se borner, comme l’ont fait les bolcheviks, à supprimer la politesse, comme une niaiserie bourgeoise. Il faut réagir contre le mauvais naturel de l’homme et donner au moins une bonté artificielle à ceux qui n’en ont pas de réelle.

La politesse deviendra l’art de vivre en société ; il est tout entier à créer.

Ne pas vouloir imposer partout son moi, considérer que le voisin a aussi une personnalité et qu’il faut en tenir compte. Il faut apprendre à s’intéresser à autrui, sinon par une charité évangélique illusoire, du moins par curiosité intellectuelle. Ne pas vouloir toujours dominer ; ne pas faire des conversations des batailles dans lesquelles il faut qu’il y ait un vainqueur et un vaincu. Le vainqueur, en discussion, est loin d’être toujours celui qui a raison ; c’est, d’ordinaire le plus habile et le plus tenace.

De même que la guerre matérielle les détruit, la guerre intellectuelle désunit les hommes. On doit, dans les discussions, rechercher à s’instruire et non à triompher puérilement d’un interlocuteur dont on se fait un ennemi.

C’est l’instinct de l’antagonisme qui rend la vie commune insupportable. Chacun veut montrer que lui seul a toutes les supériorités et toutes les vertus. Les femmes, plus fines que les hommes, excellent dans cette guerre de langue qui a pour effet de transformer en enfer tout groupe humain, familial ou amical. La plus jeune fait entendre à la plus âgée qu’elle est déjà vieille et ne saurait prétendre à rien ; la belle ‒ou qui se croit telle ‒fait comprendre à sa meilleure amie qu’elle aurait tort de prétendre à la beauté. Chacune, à l’entendre, est un ange de bonté, une fleur de générosité ; le reste du monde est égoïste et mauvais. Et ces flèches de Parthe sont toujours enrobées dans des mots dorés, de telle sorte que l’adversaire puisse difficilement frapper à son tour.

Les bolchevistes, nous l’avons dit, ont supprimé la politesse comme un préjugé bourgeois, mais ils ont eu le tort de ne pas la remplacer. Leur prétendue franchise est désastreuse dans les relations. L’égoïsme et la volonté de puissance, que la politesse, si imparfaite soit-elle, enrayait un peu, s’étalent sans frein ; ce qui fait qu’un bourgeois sec, froid, mais poli, est plus supportable qu’un « camarade » qui croit devoir se faire