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dégoût. Les autres, les chagrins violents au sein desquels on se complaît jusqu’à vouloir en aviver l’acuité, se fondent dans une sorte d’âpre jouissance qui est comme une ironie de la nature et s’éloignent, avec elle, de leur objet, se dérobent à la volonté par l’accoutumance. Les peines, comme les joies, retournent à la normale qui ne supporte l’ininterrompu et n’entretient la vivacité que par l’alternance, ou sombrent dans l’habitude qui est comme le refuge suprême de l’être contre un accaparement qui l’épuise…

Le désir suppose une certaine distance entre la faculté et la fin qui est le bien de cette faculté. L’aversion suppose de même une certaine distance entre la faculté et la manière d’être opposée qui est la privation du bien ou du mal. Or, la possession habituelle d’un bien diminue ou supprime cette distance ; donc le désir et l’aversion tendent à s’éteindre par la possession ou la privation habituelle de leurs objets. Mais si l’habitude passive réduit la conscience, elle augmente le besoin. Ainsi, le goût de l’ivrogne s’émousse par l’abus, mais son besoin de boire s’accroît sans cesse. La sensation de moins en moins ressentie devient de plus en plus indispensable. Par cela même, au plaisir primitif, origine de l’habitude, se substitue un autre plaisir, effet de l’habitude : le plaisir de la satisfaire. Il apparaît ainsi comme d’ordre négatif. Ce n’est plus le délice duquel on s’approche dans la liberté, mais plutôt la quiétude d’avoir satisfait à des injonctions auxquelles on sent qu’on ne peut se soustraire. D’autre part, par processus inverse, des sensations d’abord pénibles peuvent devenir agréables et appeler la continuité si l’on en contracte l’habitude. L’acte du fumeur, qui commence dans la nausée pour s’épanouir dans la sollicitation tyrannique est, de ce genre d’habitudes, un exemple typique…

Les sentiments, les inclinations ont leurs habitudes qui ne sont pas encore nettement comprises. En effet, si la plupart des sentiments s’émoussent, d’autres semblent s’aviver par la répétition même. Certains penchants meurent de satiété ; d’autres deviennent d’autant plus insatiables qu’ils se satisfont davantage. Ces effets ambigus, exceptionnels, tiennent sans doute à la complexité de ces phénomènes où se mêlent l’activité et la passivité. La passion, qui est une inclination exaltée et dominante, croît d’autant plus rapidement que la sensibilité est plus vive et l’imagination plus puissante, et l’habitude l’enracine peu à peu dans les âmes et la rend finalement invincible. Mais toutes les passions n’ont pas un titre égal à notre bienveillance. S’il en est qui favorisent l’expansion de l’individu et, décuplant le courage et la volonté, en portent au paroxysme les qualités, en amplifient la richesse profonde et la lumière généreuse, d’autres sont destructives de sa vigueur et de son harmonie et le retiennent en deçà de sa conscience et de sa lucide possession. Or, toute passion est exclusive et jalouse : elle est tellement absorbante qu’elle empêche toute passion contraire de naître. Nous devons donc les surveiller dès l’origine et les soumettre à notre critérium, ne leur permettre de s’introduire en nous et de s’y établir par l’habitude que sous notre contrôle et la reconnaissance éclairée du droit de cité. L’homme est trop éloigné de ses états primitifs pour s’en remettre à ses instincts du soin de régler ses passions. Une raison chancelante et faillible, égarée par les civilisations, est cependant le seul garant de nos réserves et de nos possibilités. Si séduisant et, en apparence, naturel que puisse sembler l’octroi d’un blanc-seing spontané et la consécration de légitimité aux passions qui cherchent à s’emparer de notre activité, pareil détachement nous expose aux pires dissociations de la personnalité. Et quiconque s’imagine, en y cédant, se libérer, risque fort de se mettre, par avance, à la remorque des penchants…

L’habitude pénètre non moins avant dans le domaine de l’intelligence. Celle-ci est soumise à l’habitude aussi

bien dans les plus humbles de ses fonctions (mémoire, perception, imagination) que dans les plus élevées (élaboration de la connaissance). C’est une des conditions les plus importantes de la mémoire : elle agit surtout sur la conservation des idées. En effet, plus la même sensation ou la même opération mentale se répète, plus l’idée qui lui correspond accroît sa force de conservation. Que la répétition soit volontaire ou non, il n’importe : l’effet est toujours le même. C’est ce qui a fait dire quelquefois que la mémoire, ou du moins la conservation des idées, n’est qu’un cas particulier de l’habitude : la commune habitude de l’intelligence et du cerveau. La loi de l’association des idées : la loi de contiguïté, c’est, en somme, la loi de la mémoire et de l’habitude, lesquelles, en reproduisant les idées antérieures, les reproduisent naturellement dans leur ordre et avec leurs connexions primitives. Plus la contiguïté a été fréquente, plus l’association est forte et durable. Deux idées se présentant toujours à notre esprit, une habitude se forme et nous devenons incapables de les penser l’une sans l’autre : c’est le cas de l’association inséparable par laquelle l’école anglaise a tenté d’expliquer les principes directeurs de la connaissance…

Toute sensation est immédiatement suivie d’une perception, et plus la sensation est distincte et familière, plus la perception est parfaite. La part que prend l’habitude dans le perfectionnement de la perception extérieure en général est plus considérable encore quand il s’agit des perceptions acquises, car celles-ci sont le résultat d’une éducation, par suite d’une habitude. La perception n’est que l’interprétation des sensations. D’une sensation donnée, nous concluons à l’existence d’un objet ou à la présence d’une certaine qualité de l’objet. Mais cette conclusion, fondée sur l’habitude, n’est nullement infaillible. Vraie dans la majorité des cas, elle est en défaut dans des cas exceptionnels, contraires à cette habitude : ce sont les erreurs des sens… Dans l’imagination, l’intervention de l’habitude est moins apparente. Soit que l’imagination soit reproductrice et, par suite, une des formes de la mémoire, soit qu’elle soit combinatrice ou créatrice, c’est-à-dire dépendant de la raison et de la sensibilité morale, l’habitude est présente, soit directement comme partie intégrante de la mémoire, soit indirectement pour rendre plus faciles et fréquentes les conceptions hardies de l’imagination…

Les grandes opérations intellectuelles, celles qui ont rapport à l’élaboration de la connaissance (abstraction, généralisation, jugement, raisonnement), se servent de l’habitude, soit en ce qu’elles ont pour matière des opérations inférieures qui doivent en partie leur existence à l’habitude, soit par elles-mêmes, quand elles empruntent à l’habitude l’aptitude au renouvellement, une plus grande aisance, une durée moindre d’exécution, et font ainsi de l’habitude une des conditions du perfectionnement de la science. Mais il est bon de remarquer que l’habitude ne commence rien. Elle ne fait que conserver et consolider ce qui a d’abord été produit sans elle, et l’empirisme a le tort de l’oublier… L’habitude accroît donc la puissance de toutes les facultés intellectuelles, mais si on n’y prend garde, elle les spécialise et obscurcit de plus en plus la conscience de leurs diverses opérations. Ces effets fâcheux peuvent être neutralisés, pourvu qu’on s’étudie à exercer également toutes les facultés et dans tous les sens, pourvu aussi qu’on s’efforce de tenir l’attention en éveil toutes les fois qu’il est nécessaire…

Enfin la volonté, en même temps qu’elle est le principe de toutes les habitudes dites volontaires, contracte elle aussi des habitudes selon la façon dont elle s’exerce et les motifs par lesquels elle se détermine. On s’habitue à vouloir promptement, obstinément, on s’habitue à se déterminer par des motifs d’intérêt, de passion, de