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HAB
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devoir, etc. D’une part, l’habitude affermit et étend l’empire de la volonté sur toutes les autres facultés et sur le corps lui-même ; d’autre part, la volonté est-elle engagée dans une voie, bonne ou mauvaise, l’habitude l’y maintient et l’y pousse de plus en plus. C’est ainsi qu’on a pu dire, quel que soit par ailleurs le fondement de la morale, que la vertu est l’habitude du bien. « Un acte vertueux ne fait pas plus la vertu qu’une hirondelle ne fait le printemps », disait Aristote. Les habitudes morales ont des répercussions considérables : elles peuvent avoir un rôle bienfaisant ou redoutable selon le caractère des actes qu’elles favorisent. Mais que l’on situe le bien dans l’idéalisme des tendances ou de la perfectibilité, dans l’a priori de la révélation ou la raison des postulats, dans le réalisme ou la foi, dans la loi rigide ou la vie mouvante, l’habitude n’en peut être aveugle et à l’écart de la connaissance. Qui appareille sur la foi des injonctions sera demain, dans l’incompris de son acceptation, absent de ses actes les plus graves et comme un marin sans boussole sur l’océan trompeur. Quelle que soit notre morale personnelle, c’est-à-dire la ligne de conduite mûrie, voulue et constamment révisable à laquelle se rapportent nos actions ; quelle que soit la nature des actes — néfastes ou profitables — dans lesquels nous fixons provisoirement et conventionnellement les notions si souvent arbitraires du bien et du mal ; si large que soit le sens du mot vertu appliqué aux orientations et aux attitudes les plus conformes à nos conceptions directrices ; si éloignés que nous nous tenions — en notre constant relativisme des absolus où se fige et s’immuabilise une « morale » sur laquelle les sociétés ont porté la dérision de leurs foulées séculaires, il importe que là aussi nous tenions sous notre surveillance constante des habitudes capables, nous le savons, de s’opposer, le cas échéant, aux redressements nécessaires. Tant à leur origine qu’à travers leur développement, elles doivent demeurer, non seulement éclairées, mais volontaires. De leur aide à leur emprise sachons garder la marge salutaire… N’oublions pas, cependant, que sont froides, austères et insuffisamment humaines les régions de la pure raison. Ne craignons pas d’envelopper de sentiment les habitudes qui nous relient à nos semblables : la rectitude sans émoi parfois glace la justice, rend distante la générosité, annihile jusqu’à la richesse du don. Elles gagneront à cet adoucissement de la souplesse et de l’aisance. La chaleur que nous apportons à l’accomplissement de nos actes en augmente le potentiel et en élargit la portée. Nos vérités ne seront jamais aussi bien accueillies que dans la vivante approche de nos cœurs ; elles ne seront jamais aussi pénétrantes. Si la vertu, sèche et sévère avec Kant, et toute raison, est, avec P. Janet, « l’habitude d’obéir librement, avec lumière et amour, à la loi du devoir », qu’elle soit, dans la joie, l’offre meilleure de nous-mêmes aux desseins les plus clairs que nous avons conçus. Que l’habitude de notre bien expansif en accroisse le rayonnement, en attendrisse les abords, prépare avec autrui la communion…

L’habitude est donc coextensible à toutes nos facultés et son rôle est immense. Elle est la condition de la continuité de la vie humaine et affirme ainsi l’identité et la substance du moi. Force conservatrice, « par elle l’être hérite sans cesse de lui-même et thésaurise, pour ainsi dire, les résultats sans cesse accrus de son activité ». Accumulant les matériaux de nos efforts, elle permet à notre tâche de se porter vers de nouveaux objets. Elle nous évite de continuels retours sur le passé, libère par la mécanique la plupart de nos facultés, laisse disponibles nos réserves d’énergie. Comme le remarque V. James, « si l’habitude n’économisait pas la dépense d’énergie nerveuse et musculaire, les actes les plus simples : s’habiller, se déshabiller, marcher, absorberaient tout notre temps… ». Par l’acquis qu’elle permet et

retient, elle est la condition du progrès, car « aucun progrès n’est possible si tout recommence sans cesse. En effaçant des actes anciens la complication et la difficulté, l’habitude rend possibles de nouveaux actes de plus en plus compliqués et difficiles ». L’attention minutieuse et réfléchie, la tension physique ou volontaire, débarrassées des mille préoccupations secondaires de la vie courante, peuvent porter sur d’autres points leurs ressources précieuses. L’habitude permet donc à l’esprit humain d’étendre ses conquêtes au lieu de s’épuiser dans une vaine réacquisition. Mais leurs aspirations ne sont plus que routine si, vers elles tournées, nous consentons à scander le piétinement de nos habitudes, si nous livrons à leur ronde monotone toute notre activité. Dans le cercle clos des habitudes souveraines, le jeu des cerveaux les plus riches devient comme le somnambulisme circulaire d’une civilisation endormie. Elles assurent, et c’est assez, notre propension. Mais leur cycle est révolu : hors d’elle est l’inconnu nécessaire et tentant, le mouvement fécond de la vie. C’est dans le renoncement aux poussées hasardeuses, aux aventureux défrichements, semés de souffrances et de délices, que Châteaubriand plaçait le regret de son jeune héros désenchanté, René : « Si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude »… Si le bonheur est dans le non-sentir et le non-penser, s’il consiste à abîmer dans l’indifférence toutes les forces de l’être, si le bonheur est un désespéré qui n’ose demander au suicide l’accès du vrai repos et met, sur son visage et dans son âme, tous les attributs de la mort, alors, oui, l’habitude aussi est la félicité, comme déjà le nirvana cesse d’être la vie… Le bonheur n’est pas dans l’abandon ou l’attente béate. Il est dans l’effort, et le don averti et continu de soi, et la poursuite du but indéfini, et c’est folie que de rêver, pour soi-même et les peuples, d’un Eldorado stagnant. Le bonheur — ou son fantôme — n’est pas au port : il est sur le chemin. Il flotte dans la brise qui nous caresse au passage. Il est parfois notre compagnon inattendu et berce ça et là les étapes de notre marche ininterrompue. Mais n’essayons pas de nous immobiliser avec lui : nos bras n’étreindraient bientôt que le vide…

Il n’est guère de modalité de critique et d’action qui, autant que l’anarchisme, se heurte à la multitude paralysante des habitudes. L’élan qui tend à accroître —en lui et autour de lui — le domaine de l’individu, à l’approcher de la connaissance et de la possession éclairée de ses moyens, à assurer la franchise de son sentiment, le jeu lucide de sa raison et la maîtrise de sa volonté, la conscience et le contrôle d’une évolution personnelle est, dans son essence, voué à la lutte contre les emprises de l’accoutumance. Habitudes intellectuelles : paresse de l’esprit, opinions de l’ambiance, jugements coutumiers, calquage, préjugés ; habitudes religieuses (qui ne sait à quel point les religions établies ont perdu le soutien de la foi et doivent la persistance de leur prestige à l’armature vivace des habitudes, qui ne trébuche chaque jour sur l’idolâtrie sans cesse renaissante ?) ; habitudes de violence : habitudes ancestrales de la lutte pour les besoins devenues les habitudes raffinées de l’appropriation pour les appétits, habitudes de l’individu de proie, habitudes des foules prises de la folie collective du massacre et de la guerre ; habitudes d’obéissance, d’ordre, de discipline, si chères aux conducteurs d’hommes et qu’utilisent pour leurs fins les partis et les sectes, si libérales soient leurs tendances, si ouvertes leurs voies, si souples leurs cadres ; habitudes morales, sociales, publiques et privées, particulières et générales qui renforcent les erreurs des générations d’une sorte d’hérédité, adossent leurs étais au flanc des idées vieillies, des mensonges pieusement embaumés, des mœurs déjà périmées, des formes à jamais révolues : le cimetière de la pensée, le marécage