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les tâtonnements préliminaires, les recherches abstraites d’une loi unique régissant les enchaînements graduels dans le développement des peuples… Thierry en découvre l’aridité et la limitation et, démêlant en lui les attirances du concret, sent la voie possible dans la capacité propre de sa nature et « se met à aimer l’histoire pour elle-même ». Plus loin que le dessein politique d’une confuse réhabilitation des classes moyennes, une passion des réalités l’accapare, un besoin de vérité totale le possède. Rien ne révèle mieux cette droiture chaleureuse que ses Récits Mérovingiens, où les barbares à cheveux roux, parmi de rauques sonorités, bousculent leurs types colorés, pleins d’une belle rudesse dramatique… Mais la forme, en dépit de la sincérité attachée au sujet, demeure fléchissante, plus bourgeoise qu’artiste et trop lentement narrative. Et une certaine survivante — dans une personnalité manquant de l’envergure qu’il faut pour marier les contraires — de ses premières poursuites abstraites lui fait caresser l’espérance d’allier « au mouvement largement épique des historiens grecs et romains la naïveté de couleur des légendaires, et la raison sévère des historiens modernes ». Car l’heure de la synthèse est prématurée qui doit unir — dans une reconstruction sans vide — la somme des trouvailles de l’esprit au bloc revivifié des époques. Et se consument ses moyens trop frêles dans une conciliation déjà lourde au génie et son caractère s’y fond en tiède juste-milieu…

Guizot pose au temps l’interrogation du philosophe, manie l’exacte analyse, épure et soude les matériaux en intellectuel. Et son Histoire de la Révolution d’Angleterre, ses Histoires de la Civilisation campent en démonstration des « vérités » qui sont des thèses et une transposition du particulier dans le système, qui placent l’orthodoxie sous le règne des idées générales… Plus sereinement impartial, du haut de cet observatoire d’où il suit, dans les destinées humaines, les vues providentielles, de Tocqueville est frappé des incompatibilités provisoires et d’ordre politique ou conventionnel, des confusions qui, sur le plan des luttes contemporaines, donnent à l’accidentel figure d’irréductible. Une société nouvelle, à ses yeux, s’y élabore qui cherche sa stabilité. Et sa Démocratie en Amérique est une « consultation », une sorte de large interview auprès d’un peuple incorporé à son régime. Il soutient, dans l’Ancien Régime et la Révolution, la continuité du devenir de l’arbre social, en germe dès la naissance de la patrie, et voit la Révolution française comme un fruit mûr qui se détache, une conséquence, non comme la lutte de deux antagonismes et le triomphe d’un esprit nouveau… Grave, austère conception de l’unité du développement humain, mais théorie quand même que ce désintéressé plaidoyer.

Mais, cramponnée à cette « bonne et forte base : la terre », berceau unique des générations, voici, aux mains du colosse, la vacillante tentative de Thierry. La vision s’agrandit, se fond avec l’attouchement passionné, et les races remuent, perdent leur entité, que Michelet empoigne et unit dans la lente incubation de la patrie. De cette Histoire de France, avec laquelle il vécut quarante ans, détachez ce bloc dantesque, prodigieux qu’est le moyen-âge ressuscité. C’est en ces siècles troubles où se tordent, dans l’enfantement d’une âme populaire, les couches plébéiennes que Michelet a donné, dans le plein embrassement de la pitié, la mesure inimitée de son génie. Ne cherchez pas ailleurs autour de nous — ni chez lui — histoire plus complète en ses possibilités actuelles, plus digne d’une émulation tourmentée. Car les mille impondérables animés, agissants qui ébranlent les mouvements profonds de l’histoire, un Michelet, qui les approche avec toute sa vivante réceptivité et ramène, d’eux à lui, toute l’énergie de la vie, est plus qu’un autre à même d’en percevoir l’es-

sence et la portée et d’en marquer, dans son équilibre, le rôle inconsigné. D’un passé qui fut organique, il n’a point rétréci l’histoire à une minéralogie. Il en a cherché la figure vraie ailleurs que dans les ombres glacées des photographies. En ses reconstitutions passionnées, il n’a pas modelé l’absolu mais il a fait passer, à travers les êtres et les choses, l’appel solidaire de l’humain. Et l’histoire a plus gagné peut-être en possibilités véridiques, en puissance de vrai, à ce qu’il entre ainsi au cœur des temps disparus pour en restituer la chair palpable en un bloc émouvant, que s’il fut resté, front serein, sang placide, à manier le scalpel des chirurgiens froids de l’idée. Les antres où l’on enterre une deuxième fois le passé — musées, bibliothèques — n’ont-ils pas assez de poussière ? Et n’est-elle pas plus belle, jusqu’en ses erreurs ardentes, l’histoire de ce Michelet refait peuple pour en vivre l’histoire et s’y plongeant, non pas pour exhumer quelque somptueuse fresque funéraire d’une Histoire de France marmoréenne, mais pour réveiller et remettre en émoi toute la glèbe et toute la plèbe assoupies sur leur fond patiné de tragique médiéval ?… Avec d’autres conquêtes sur l’inconnu, des fluides disciplinés serviront peut-être un jour nos aperceptions, viendront peut-être d’autres chemins, avec d’autres moyens. Mais on n’oubliera pas qu’amener le passé dans notre champ d’intellection est un rêve si nous ne rendons à son visage la carnation, à son âme l’intensité, à tout son corps le mouvement circonstancié de la vie…

Oui, je sais, il y a la contrepartie de ce don d’âme par lequel on fait l’histoire animée. Michelet est entré trop avant, avec toute sa flamme, dans ce peuple en gestation, pour qu’il n’exerce pas, sur sa frémissante individualité, les mille réactions de sa force resoulevée. Et les compressions, les étreintes, les déchirements, qui happent et pétrissent sa matière sensible s’exhalent en cris profonds, grondants, sincères et spontanés comme des réflexes. Sa détresse et sa meurtrissure, elles sont en lui. Et les aspirations, obscures encore, qui montent de la nuit, elles passent, de sa chair angoissée à son cerveau tendu en haletante lucidité. Du frère en douleur, le cœur cède sous l’afflux : il saigne. Et l’intelligence — qui voit — se refuse à être complice des forces accroupies, étouffantes, sur la poitrine et sur l’esprit du peuple-enfant. Et elle traduit, en révolte, des angoisses et des besoins dont elle devait projeter le sourd murmure. Et l’historien se retourne, non seulement déchiré, mais vengeur. Et il bondit, en médecin, en philosophe. Vous qui sentez, à chaque pas, s’ouvrir en vous la plaie des humbles, vous qui tentez, à doigts fébriles, d’écarter la pierre encore sur leurs fronts, condamnez-le !… Michelet sociologue s’érige en juge, le Michelet des luttes politiques, redescend au justicier. Son œil aigu, son doigt crispé torturent, féroces. La passion saine et sympathique de l’historien frère se retire et passe — obnubilée, injuste — au militant. Hallucination peut-être déjà que la forme première de son approche, mais pas amplitude de réceptivité et d’adduction. L’autre s’exacerbe en haine. Elle y sombre, et la question « Qu’avez-vous fait du peuple ? Qu’avez-vous fait pour le peuple ? » a le son des voix égarées qui demandent aux seuls échos de leur délire la clé d’absurdes réponses… Ah !, certes, nous lirons, épris, en toutes ses pages son Histoire de France. Et La Révolution française nous prendra, impérieuse, dans le branle sanglant de ses passions — hautes souvent — accumulées. Nous revivrons la Terreur, oppressés. Et nous souffrirons souvent comme d’une exhumation qui ranimerait des cadavres et se tromperait dans le dosage de leurs particularités. Mais derrière les agrandissements horrifiés, nous n’oublions pas que demeure — intacte — la loyauté de la recherche, que n’a pas fléchi la conscience du document. Et qu’il n’a cessé – « à la base la science, l’art au sommet » —