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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/294

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losophie juridique — la mécanique législative des États et les règles naissantes du Droit. Mais plus encore il nous ouvre, par l’Essai sur les Causes la considération du facteur tempérament dans l’analyse des événements, soulève l’influence des milieux (physique et moral) et la théorie des climats qui étendront le champ des diagnostics communs à la physiologie, à la philosophie et à l’histoire.

En ce dix-huitième siècle, dans lequel Saint-Simon est comme un anachronisme, l’histoire tient toute dans la lumineuse sobriété de Voltaire. Et elle sort des localisations partiales du passé au point qu’on a pu dire, du Charles XII : « C’est la première histoire (qui ne soit qu’histoire) qui compte dans notre littérature ». Charpenté, balancé, lucide, expurgé des oiseux détails, l’ouvrage à quitté la zone des broussailleuses compilations médiévales pour la clarté et la rigueur classiques. Et un respect attentif des situations originales, l’ordonnance scrupuleuse des faits, la tonalité fidèle d’un sujet dont rien ne force le niveau, l’apportent au goût des sages qui demandent à l’historien le désintéressement. Et Le Siècle de Louis XIV, au moins dans sa méthode essentielle et sa minutieuse documentation, rappelle ces qualités précises. Voltaire, qui chérit l’art, trouve dans le grand règne — et c’est pour cela qu’il l’a choisi — à la fois cette galerie unique de beautés littéraires et artistiques et cette « exacte administration » qui plaît, en lui, au « bourgeois positif « … Mais à l’histoire de Voltaire, si élevée d’intention et d’un esprit si travaillé, si foncièrement honnête dans le choix et l’arrangement de ses matériaux, si séduisante en la loyauté de sa recherche et de ses notations, à cette histoire il manque (en plus de l’étal vrai de cette brutalité fréquente, de cette violence réelle que lui fait écarter comme un « parti pris aristocratique » et une sorte de pudeur littéraire à remuer une grossièreté toute plébéienne), il manque la sève exubérante, le fluide d’un Saint-Simon, il manque la vie… Ce n’est pas tout. Il entre dans sa conception un élément nouveau et un dessein qui l’apparentent à l’historiographie moderne : le progrès humain. Et la pente de cette large philosophie va le conduire au péril qu’à chaque pas côtoie l’histoire guidée par un principe : l’intervention critique et sa déformation. Dès l’ébauche, son aristocratisme artiste et régulateur tend à enfermer dans les bornes restrictives du « despote éclairé » l’agent décisif de cette grande époque, prend pour axe abusif une attribution de causalité à la personne de Louis XIV

En 1739, l’Histoire du Siècle, virtuellement prête, embrasse l’histoire générale de l’Europe, la vie et l’administration du grand roi, le couronnement suprême des lettres et des arts. Mais un arrêt du Conseil en suspend la publication. Et quand, vers 1750, Voltaire reprend son œuvre, elle apparaît toute bouleversée par l’évolution de sa philosophie. L’esprit qui présidait à l’esquisse parallèle de l’Histoire universelle introduit dans celle du Siècle les modifications de sa métaphysique. Voltaire athée supprime la Providence ordonnatrice, mais fidèle au progrès, la « marche inégale, hésitante de l’humanité sera le résultat de deux contraires, l’ignorance superstitieuse, fanatique, stupide et la raison éclairée, bienfaisante ». Deux courants pour lui se disputent le siècle, et la sottise religieuse met un pan d’ombre sur son rayonnement. La religion le gâte par ses « retorderies », la raison directrice a manqué à la plénitude de sa gloire… Sous cet angle, l’ouvrage peut s’incorporer logiquement dans l’Essai sur l’Histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations. Mais la curiosité qui porte Voltaire hors de France et d’Europe, l’entraîne jusqu’en Chine, en Arabie ; l’intérêt qu’il porte aux acquisitions de l’esprit humain, sont comme desséchés par son âpre incrédulité. Pour s’approcher de ces peuples noyés de mysticisme ou courbés

sous l’attente fataliste, pour saisir le mouvement de ce moyen-âge tout pétri de religiosité, il manque à Voltaire l’intelligence ouverte — sinon la sympathie — sans lesquelles il n’est pas de compréhension véritable. Et son regard sceptique n’en ramène que raillerie facile, que persiflage et que sarcasme. Et, si singulièrement novatrice dans son embrassement de portions lointaines de l’humanité, si scrupuleusement alimentée de recherches originales, son histoire — avec l’étoffe d’un chef-d’œuvre et les vertus d’un clair génie — saigne (ô paradoxe, retour d’ironie voltairienne) de son parti pris de raison… Nous allons quitter ainsi le xviiie siècle, que Voltaire aurait pu doter d’une Histoire digne de ce nom. Et, sur plusieurs siècles, parmi les histoires élargies au-delà du moment, nous n’aurons rencontré, avec les ébauches sans force que sont les Chroniques et Annales des Gilles, des Dupleix, des Velly, des Anquetil, des Mably, les apologies de d’Aubigné, les pages expressives et sensibles au peuple mais pauvres de Mezeray, que cette mise en jugement — sur un fond limpide de richesse historique — devant le tribunal sectaire de l’esprit…

Le romantisme, cette Renaissance de l’enthousiasme, dont la flamme enveloppe tout le xviiie siècle, va réchauffer l’histoire. Nous en avons, dans les fibres de Saint-Simon, senti passer les prémices, chaotiques, en bouffées de braise ardente. En voici le grand feu éruptant, l’embrasement ample et rythmé…

Sans être un historien, au sens limitatif de ce terme, — il ne laissera de positif que les « paysages historiques » d’un impressionniste — Chateaubriand situe le diapason de la nouvelle histoire : il en est l’obscur accordeur. Du Génie du Christianisme à l’Itinéraire et aux Martyrs se développe l’appel pathétique, encore inégal, à la délivrance de l’imagination et s’essorent les sentiments qui palpent plus loin que l’idée. L’Encyclopédie — avec sa trilogie puissante de penseurs — avait, en jetant sur les écoles en dispute autour de Dieu, la douche de son libre-examen, froidi jusqu’aux pulsations de la foi, transi les élans vibratiles et prolongateurs, Et l’être attendait, comme recroquevillé sur son désenchantement. Car le doute avait touché, à travers l’architecture artificieuse des prêtres et les invraisemblabilités du supra-substantiel, les arcanes d’où bondit l’idéal. Mais l’analyse, qui poursuit jusque dans le refuge de la conscience, l’enfantillage des idéologies, s’arrête, hésitante, et cherche l’arme appropriée devant le christianisme de chair des grands croyants. Le Dieu des tabernacles et le divin des métaphysiques, qui se réduisent ou chancellent sous le rire du bon sens ou la dissection du chercheur, prennent leur revanche dans le panthéisme immense de la vie. Et la foi chassée du cerveau par la raison remonte au cœur par l’amour. Équivoque subtile et troublante… Penseur médiocre, Châteaubriand s’est trompé quand il a cru relever par la suggestion un catholicisme tombé par la logique. Son art émotif n’en a qu’un temps resoulevé l’armature aux irrémédiables faiblesses. Mais il a renoué le contact de l’être et de la nature, rétabli l’évidence du grand courant sensible qui relie, à travers le temps, les particules infiniment diversifiées de l’univers et fait de la vie le balancier mystérieux du monde… Son histoire inspirée, que cadence une prose musicale, souple comme un vers libre, c’est Thierry, rêvant sur les ténèbres de la Gaule franque, c’est Michelet tâtant, pour se mettre à l’unisson, « l’âme », à rappeler, du passé…

Augustin Thierry, embrassant d’un regard les essais antérieurs, squelettiques et incompréhensifs, saisit quelle lacune immense persiste dans nos connaissances comme dans notre littérature… Un livre des « Martyrs » ébranle sa vocation d’historien. Il sera le premier grand évocateur dans cette montée vers l’histoire par le chemin double et heurté des sens et des idées. Passons ici sur