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d’asseoir sur le fait jusqu’aux divagations du poète… Et si l’amour, un jour — un amour fait d’action, d’élans rajeunis, non de fade christianisme — gagne notre humanité, nous comprendrons davantage un Michelet, historien d’amour, car un prolongement étrange d’amour — la rage de ne pas pouvoir aimer — palpite jusqu’au fond de ses haines.

Avec le fixateur du naturalisme, qui va chercher « de tous petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés », comme « la matière de toute science » — j’ai nommé Taine — et donne pour base à l’histoire « la psychologie scientifique », les recherches historiques ne peuvent être autre chose que des observations qui visent à dégager les caractères essentiels, dominateurs, à noter — en reportage — des déterminants physiologiques, le correspondant psychologique fugitif. La race, le climat impriment leur sceau aux croyances, aux productions. Individus, littérature, institutions sont les résultantes de facteurs ambiants décisifs. Et il apercevra les manifestations humaines à travers ce principe malgré tout préconçu avec une déconcertante et peut-être artificielle fixité. L’homme est toujours, comme à la préhistoire, « le gorille féroce et lubrique » en dépit de la superposition d’éléments multiples. La civilisation nous a fardés, recouverts, dit Taine, mais le noyau est intact sous les couches successives. Il y a dans « l’identité des forces » et « l’immutabilité des substances » que cette analyse comporte, une synthèse subtile et séduisante que menace l’arbitraire. Et sa certitude s’enferme dans une assurance d’abstraction qui revêt les dehors d’un habile symbolisme… Le procédé de recherche cèle les vices de l’absolu et laisse en histoire des traces caractéristiques. Les petits faits accumulés ne sont parfois que les apparences des preuves véritables. Et la prudence nous oblige à garder caution des plus tentantes explications. Les Origines de la France contemporaine groupent en notations adroites et profuses les actes et les situations symptomatiques. Mais y transperce une rigidité systématique qui fixe dans un inéluctable excessif des portraits durement campés. En venant vers eux avec une méfiance toute scientifique ils nous fourniront cependant de riches et nombreux éléments… D’ailleurs, ce n’est pas tant dans son œuvre propre que Taine a laissé des traces profondes : la marque accusée de « son intelligence » affranchie de toute intuition, s’est imprimée sur les générations littéraires de la fin du siècle…

Notant — dans le cadre matériellement limité de l’Encyclopédie — à traits rapides, parmi ses bâtisseurs impulsants, la manière et la substance de l’histoire, je ne m’arrête pas ici à maints historiens valeureux par quelque côté et personnels souvent sous l’influence : les Mignet, les Thiers, les Henri Martin, les Quinet, les Villemain, les Duruy, les Renan, les Coulanges, et, tout près de nous, les Aulard, les Monod, les Mathiez, etc. Je retiens seulement ce qui est de nature à éclairer d’un jour précis la marche tâtonnante de l’histoire… D’après la conception, qui prévaut chez les modernes, de la science historique, « l’historien n’a qu’un droit, qu’un devoir, c’est d’exposer les faits avec une impartialité rigoureuse, objectivement, de rechercher les causes, le mécanisme et les effets d’une série d’événements, après avoir minutieusement exploré les sources qui nous les rapportent, de ne jamais prendre parti dans le jeu des passions humaines, de ne pas tenter de constituer sur l’étude, même désintéressée de l’aventure des hommes, une philosophie de leur histoire qui ne saurait exister » (Seignobos et Langlois). On ne peut pas, sans une anticipation extra-scientifique et sans incorporer l’hypothèse à la certitude, assimiler, dans l’état présent de nos moyens historiques, l’histoire à une science. Le fait historique appartient à une matière sur laquelle l’observation directe, ou l’expérience, n’ont pas de prise assez sûre

pour que l’historien puisse leur demander la vérité exacte du savant. Les armes scientifiques ne peuvent lui en donner que l’approximation… Le temps viendra peut-être où nous toucherons d’assez près, scientifiquement, en leur réalité, les événements historiques pour que, au sommet de leur rigueur accessible, la confiance que nous faisons à la science cesse d’être — humainement — abusive. L’historien va-t-il s’arrêter là ?… Qu’il y ait (comme le voyait Michelet) « dans le combat désespéré que nous soutenons depuis notre berceau contre les impulsions primitives ou en faveur des besoins nouveaux qui brisent à chaque minute le rythme social, une tendance à réaliser la liberté qu’elle désire » ou le seul affrontement confus de toutes les réactions vitales, sans harmonie de progressivité ? Que si le triomphe d’une force, malgré tout, plutôt qu’une autre, se dessine, nous croyions devoir y attacher une loi — pure cristallisation peut-être de la réussite — que nous regarderons comme la ligne d’une évolution cosmique ? Que, par voie d’analyse ou constatation de fréquence, ou sur la foi d’un final épanouissement, nous y cherchions la cadence d’un devenir ? Que de ce rythme nous essayions — selon la tendance fermée de notre esprit à fixer un terme ou un but aux activités — de découvrir quelque puissance motrice ou ordonnatrice et l’asseyions dans une moralité originelle ou une idéalité conséquente ?… ce sont là — quelque possibilité infuse qui puisse résider en elles — autant d’hypothèses jetées comme une sonde dans le temps. Mais que l’historien, en artiste, sans rien altérer des lignes honnêtes de l’histoire, mêle, à son mouvement, l’effluve sympathique de son être, c’est une garantie de vérité vivante… On peut d’ailleurs, dans la prédilection de ses affinités ou le réfléchi de ses convictions, donner le pas à la dominante de telle ou telle méthode. On peut même, en raison, accorder son crédit à une histoire plus sévère et en attendre plus de lumière. Mais on ne peut refuser à celle qui aime une zone magnétique — encore insondée — de compréhension et nier son dynamisme. Et la preuve dernière n’est pas faite que la jonction synthétique, sans laquelle l’histoire n’est qu’un monôme de chroniques, ne s’opérera pas plus vite avec elle…

L’histoire ? Il n’est pas un peuple qui n’ait tenté d’échafauder ce monument de son passé. « Tous les peuples, dit Voltaire, ont écrit leur histoire dès qu’ils ont pu écrire ». Mais pas un qui ne s’y soit glorieusement campé et, dans les situations les plus basses, les plus avilies, n’ait trouvé quelque face qui lui permit — par une amplification trop naturelle — de se donner figure de la vertu meurtrie ou de la raison triomphante… Depuis que nous avons quitté « les temps bénis où Dieu dictait lui-même l’histoire d’un peuple cher », nous sommes exposés, avec nos sens imparfaits et déformants, nos jugements troubles et mal assis, nos existences au regard limité, à entasser des in-folio d’hypothèses, à accumuler des déductions, à grossir, par des erreurs nouvelles, la montagne suspecte de nos devanciers. Certes, presque partout, le style est demeuré divin. Mainte phrase y est fleurie des agréments de la révélation. La plume sur la conscience, en chapitres pâmés, des théories d’historiens renforcent « l’authentique » château de cartes des générations disparues… L’histoire vraie ? Écoutez Rousseau, ses arguments n’ont rien perdu de leur fraîcheur. « L’histoire montre bien plus les actions que les hommes parce qu’elle ne saisit ceux-ci que dans certains moments choisis, dans leurs vêtements de parade ; elle n’expose que l’homme public qui s’est arrangé pour être vu : elle ne le suit point dans sa maison, dans sa famille, au milieu de ses amis ; elle ne le peint que quand il représente : c’est bien plus son habit que sa personne qu’elle peint… L’histoire ne tient registre que de faits sensibles et marqués, qu’on peut fixer par des noms, des lieux, des dates, mais les causes