Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IMP
961

Nous autres, anarchistes, nous passons tous les faits, tous les événements, toutes les doctrines philosophiques, religieuses ou politiques, au crible de la critique anarchiste. Nous ne nous targuons pas d’impartialité parce que ce serait mentir à nous-mêmes qui savons que dans tous nos actes, dans toutes nos pensées nous essayons de rester le plus possible en accord avec les théories anarchistes.

IMPARTIALITÉ. Il y a une impartialité minimum à laquelle nous demeurons scrupuleusement attachés et qui se traduit par l’examen aussi judicieux et la présentation aussi exacte que possible des idées et des actes d’autrui. L’impartialité de relation doit s’accompagner d’un essai consciencieux et circonstancié de compréhension si nous voulons éviter la déformation des thèses ou des attitudes qui n’ont pas nos préférences ou ne nous sont point familières. De cette absence d’impartialité la critique prodigue en général un exemple courant, qui se donne vaniteusement en spectacle à travers les œuvres qu’elle a pour rôle de présenter au public et qui encense ou fielleusement condamne — parmi d’autres légèretés et des vices — sur le critérium arbitraire de ses vues… Nous entendons faire — aussi bien vis-à-vis de nos adversaires que de nos proches — l’effort juste et en même temps généreux (au sens le plus riche du terme) qui consiste à nous transporter par la pensée dans le camp des activités étrangères pour en saisir mieux les mobiles et l’inspiration, pour pénétrer le caractère des gestes et, derrière l’argumentation, l’esprit même des théories. En ce sens, nous visons à entourer nos jugements — si dépendants soient-ils de notre déterminisme propre — de cette documentation, de cette atmosphère d’authenticité sans laquelle nos convictions ne seraient que d’aveugles et grossiers actes de foi…

Si pénétrés que nous soyons que nos intentions les plus pures sont impuissantes à nous arracher assez de nous-mêmes, à nous dédoubler au point d’assurer une impartialité rigoureuse, absolue, nous n’en affectionnons pas moins cette envergure des opérations intellectuelles — prélude d’actes adéquats — assez dégagées des sphères restrictives où se débat le moi coutumier pour être, au dehors, d’abord de probes incursions, ensuite des tentatives capables de se muer en lumineuses moissons. Nous aimons telles qualités dont s’entourent nos approches relatives et qui décèlent l’avance ouverte, nous aimons cette quiétude morale et les bienfaits positifs des voyages tentés dans la mentalité d’autrui. Car elles sont de nature à nous garder de l’injustice et de l’erreur, et elles sont aussi susceptibles de favoriser la découverte de quelques clartés inattendues. Il faut avoir le courage d’aller au-devant des démentis justifiés dût en crouler le cher et reposant bagage de nos « vérités » enregistrées, il faut avoir la volonté d’exposer à l’étincelle peut-être destructrice cet édifice de nos idéologies favorites, cet assemblage de conceptions et de méthodes qui, en nous, à la longue, finissent par se cristalliser et auxquelles nous tenons pour elles-mêmes, par adhésion conservée, par mécanique, par mille chaînes inconscientes. Rien ne nous exerce à nous tenir en éveil, en alerte permanente contre nous-mêmes, à maintenir sur le salutaire qui-vive un libre-examen que les enlisements de l’existence ont tendance à rendre somnolent, comme d’aller délibérément, désentravé de ces restrictions mentales qui sont des ombres embusquées sur le chemin de notre indépendance, au-devant des chocs désillusionnants de la pensée voisine. Malheur au convaincu refermé sur ses convictions et qui tremble pour leur légitimité, cramponné peureusement à leur bien-fondé ! Malheur à la sincérité qui cèle, pour une paix menteuse, l’éclair destructeur d’un plausible purement provisoire et qui, devant l’erreur patente, se refuse à l’abandon. L’unité de l’être, ce jour-là, n’est plus qu’un fossile autour duquel l’abdication se serre

en sédiments. On admire peut-être, au dehors, sa ferveur immuable. Mais l’homme libre est mort et survit seul, homme replié, le partisan…

Sans cet élémentaire souci d’impartialité qui nous fait rechercher la vérité — et la dire — partout où elle se trouve, l’anarchisme ne pourrait prétendre s’élever au-dessus des préventions étroites des partis et du credo fermé des sectes. L’impartialité — la tendance en tout cas à tout ce qu’il nous est humainement possible d’en réaliser — réside dans la volonté éclairée de sortir assez de soi pour voir autrui sous le jour qui lui est particulier. Et elle participe ainsi à la fois de la loyauté dans les rapports humains et de la fécondité des investigations affranchies du parti-pris. C’est une des vertus de l’anarchisme (critérium avant que d’être l’instrument de la doctrine), et celle qui assure sa jeunesse dans le temps, que de diriger sa lucidité et un esprit critique aussi dégagé qu’il se peut des préventions et des faiblesses, jusqu’au cœur de ses théories les plus chères et d’être résolu à les dénoncer délibérément si les faits, la science ou la raison en révèlent la caducité.

Il n’est pas question, par contre, de préconiser pour l’homme l’instabilité absurde de celui qui flotte entre les opinions, comme l’âne de Buridan entre ses bottes de foin, sans parvenir à opter ou sans oser prendre parti. Pareille « impartialité » comporte l’inaction et frise l’inertie. C’est elle qui faisait dire à Renouvier : « Un homme impartial est un homme neutre. Un homme neutre est un homme nul. » Si le doute et la circonspection sont, dans le domaine de la connaissance, la prudence du sage, et si la réserve doit faire cortège même à l’évidence, il est des choix qui s’imposent et des interventions qu’on n’évite pas sans déchéance. L’indifférence est une abdication de la personnalité. Nous ne pouvons tenir pour nôtre l’impartialité qui ne serait qu’un amorphisme intellectuel ou une impuissance de la volonté. L’homme fort ne peut être une épave aboulique. — Lanarque.


IMPASSIBILITÉ n. f. (du latin impassibilis). Insensibilité à la douleur ou aux émotions. Qualité de ce qui n’est pas susceptible de souffrance. Elle constitue aussi ce calme dont l’émotion n’obscurcit la lucidité ni ne paralyse le pouvoir d’action, et qu’on appelle le sang-froid. L’impassibilité du chirurgien garantit la sûreté heureuse de sa main…

Les classes privilégiées, malgré quelques déclamations hypocrites, furent toujours impassibles devant la souffrance et les misères des prolétaires. Les chefs militaires et les gouvernants restent impassibles devant les spectacles horribles que sont les guerres.

Les magistrats, les gardiens de prisons ou de bagnes, les politiciens sont impassibles devant la misère et la souffrance de ceux qu’on appelle les « délinquants » quand ces délinquants sont d’origine pauvre.

La répression la plus sanglante, la terreur, les exactions laissent les révolutionnaires indignés ; mais c’est avec impassibilité qu’ils narguent et les lois et les prisons et les supplices en continuant leur besogne d’affranchissement social.

Face à la douleur, à la souffrance d’autrui, les anarchistes ne font jamais preuve d’impassibilité. Compatissants et fraternels, ils essaient, chaque fois que l’occasion leur en est offerte, d’atténuer ou de supprimer la douleur et la souffrance. Mais non contents de s’attaquer aux effets mêmes, ils cherchent par tous les moyens à détruire les causes de nos maux.

« L’impassibilité face à sa propre souffrance est une marque de grandeur de caractère ; mais l’impassibilité devant la douleur d’autrui est une preuve de manque d’humanité ».

Ce qu’écrivait La Bruyère est toujours vrai. L’impassibilité devant la douleur d’autrui souligne l’absence de sensibilité naturelle, ou la dureté acquise par l’accou-