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dans la nature et qui n’est, au fond, que la constatation d’une certaine stabilité des phénomènes, le savant moderne ne cherche plus à l’expliquer par l’action de lois conçues selon un certain plan, préétablies par une volonté intelligente… Ce qu’on appelait « loi naturelle » n’est plus qu’un rapport entre certains phénomènes, entrevu par nous, et chaque « loi » naturelle prend un caractère conditionnel de causalité. C’est-à-dire : Si tel phénomène se produit dans de telles conditions, tel autre phénomène suivra. Point de loi placée en dehors du phénomène : chaque phénomène gouverne celui qui lui succède, non la loi. Rien de préconçu dans ce que nous appelons l’harmonie de la nature. Le hasard des chocs et des rencontres a suffi pour l’établir. Tel phénomène durera des siècles parce que l’adaptation, l’équilibre qu’il représente a pris des siècles à s’établir ; tandis que tel autre ne durera qu’un instant si cette forme d’équilibre momentané est né en un instant… Ainsi pour les planètes de notre système solaire, résultantes multi-millénaires de millions de forces aveugles, ainsi pour nos continents, édifiés molécule à molécule… Ainsi d’autre part pour l’éclair, rupture momentanée de l’équilibre, redistribution subite des forces… L’harmonie apparaît ainsi comme équilibre temporaire, adaptation provisoire. Et cet équilibre ne durera qu’à une condition : celle de se modifier continuellement, de représenter à chaque instant la résultante des actions contraires… » (Kropotkine)

Et l’histoire et la jurisprudence, et l’ethnographie, l’économie politique et la sociologie enfin, toutes les sciences qui traitent, de l’homme — frappées des rapports statiques des atomes en incessante oscillation et de l’identité phénoménale des réflexes cosmiques, et du provisoire constant d’un équilibre fait d’une multitude de contradictions animées — demandent (comme l’astronomie, comme les sciences exactes et organiques, comme la physiologie humaine l’ont fait dans le champ propre de leurs investigations) au mouvement des infiniment petits, individuels, le secret d’une harmonie — aujourd’hui perturbée — des sociétés humaines. Se débarrassant peu à peu des reliquats obstinés du vieil esprit théocratique, délaissant les voies révélées, les artifices déductifs (le Tout — réel dans le Divin — rythmant l’ascension des parties, l’Accord final préexistant dans l’Omniscient), la. science économique voit aussi autre chose dans la société qu’un ordre préétabli aux éléments assujettis. Elle interroge à la base les individus changeants, régulateurs aveugles de provisoires évolutions, tâte le sens de leurs besoins et de leurs sollicitations, tend à voir, conséquemment, l’orientation des phénomènes sociaux ailleurs que dans « l’intérêt des riches minorités », Et de nouvelles philosophies, à leur tour, guidées vers une marche parallèle par tant de similitudes, s’efforcent d’accorder au cosmos le rythme humain et collaborent à l’immense synthèse… « L’anarchie se présente comme une partie intégrante de la philosophie nouvelle. Elle cherche le plus complet développement de l’individualité, combiné avec le plus haut développement de l’association volontaire sous tous ses aspects, à tous les degrés possibles, pour tous les buts imaginables : association toujours changeante, portant en elle-même les éléments de sa durée et revêtant les formes qui, à chaque moment, répondent le mieux aux aspirations multiples de tous. Une société enfin à laquelle les formes préétablies, cristallisées par la loi répugnent ; mais qui cherche l’harmonie dans l’équilibre, toujours changeant et fugitif, entre les multitudes de forces variées et d’influences de toute nature, lesquelles suivent leur cours et, précisément grâce à la liberté de se produire au grand jour et de se contrebalancer, peuvent provoquer les énergies qui leur sont favorables… » (Kropotkine).

Il n’y a pas d’harmonie stagnante, pas d’unité fixe,

pas de société figée ni d’individu immuable, pas de nature immobile ni de monde arrêté. Mais un flux et reflux continuel d’action et de réaction, d’agrégation et de désagrégation. Et les êtres humains, en incessante activité de conservation et d’extension, parmi les forces naturelles et les efforts de leurs semblables, oscillent du social à l’individuel, sous la poussée d’impérieuses attractions et d’irrésistibles contraires. Aspiration à la plus grande agglutination mais qui appelle — sous menace d’étiolement et de mort — l’association avec les proches constituant aussi leur être et qui, contrecarrés, tôt ou tard, réagissent. Réduction (apparente et provisoire) de « l’un » impatient, en face de l’union sans laquelle « les uns » ne peuvent s’étendre, dont il est ; l’arrêt peut-être, mais pour l’élan. Égoïsme irréductible et gourmand, mais solidarité inéluctable et féconde : individu, société… Individu et société se présentent dans la vie (c’est-à-dire par-delà le problème des origines et des légitimités) comme deux contraires — autant qu’il puisse exister des contraires hors de l’absolu — qui s’attirent et se pénètrent, et leurs confrontations accusent des interdépendances continuelles et de multiples apports réciproques. Et, dans le groupe social, l’individu — en fût-il la cellule initiale — apparaît comme quelque Prométhée condamné à trouver sa grandeur au sein des forces à son sort enchaînées. Et de la chercher parmi elles, et aussi par elles et jusqu’en elles (et non contre elles, au moins dans un sens d’hostilité) traduit non seulement un acquiescement raisonnable à l’inévitable, mais aussi le choix lucide d’une sagesse qui prend délibérément son parti — le meilleur parti — d’une situation qu’elle ne peut pas plus modifier qu’elle ne l’a créée. Une sagesse qui renonce à sacrifier son devenir au négatif, qui porte son vouloir — plutôt qu’à d’inutiles efforts de dissociation, au succès d’ailleurs indésirable — à se faire un levier des puissances qu’elle tenterait en vain d’abattre. Et nous voyons, bien plus que dans un antagonisme épuisant, grandir de concert l’individuel et le social. D’une émulation féconde aux luttes créatrices nous paraissent, plus que d’une guerre à mort, se dégager les lentes vérités. Dans un social plus vaste et sympathique se situe pour nous, plus compréhensif, et plus nourri, l’individuel. Et moins éthérés, plus humains — clartés vivantes dans la vie ouverte à toutes les lumières — s’y allument et radient quelques beaux isolements qui ne seraient ailleurs, dans un repli subtil et froid, qu’un recroquevillement, et la chlorotique consomption d’une fleur détachée…

Si vous voulez savoir si la société (il n’est même pas question pour l’instant d’une forme sociale définie, ni d’un cadre primitif ou développé) est un obstacle dressé en face de l’individu, essayez de transporter l’homme dans le milieu idéal de l’égotisme antisocial : la solitude, débarrassée de tout souvenir et de tout apport humain. Et supputez les fruits de ce transfert. Regardez cet égoïste civilisé — qu’autrui enchaîne à qui il demande tant ! — regardez-le (impuissant voyage d’ailleurs) contraint à reprendre seul les étapes, de sa culture (élément moderne de son égoïsme), obligé de regagner le niveau des joies que son intelligence affinée considère non seulement comme une corbeille précieuse mais dont elle caresse l’envahissant parterre. Dites-moi comment il remontera jusqu’aux présents sur lesquels son dilettantisme, sa philosophie énervée spéculent jusqu’au néant et vers quels cieux s’essoreront — dans le soi éternel — ses pensées de demain ?…



Il est bien entendu que « la vie collective ne supprime aucunement les vies individuelles, que l’activité commune ne supprime pas les activités particulières. En les harmonisant », non plus sous les auspices de lois préjugées « naturelles » mais par un arrangement voulu