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sance d’une part et à la bassesse des intérêts de l’autre, il faut susciter de plus en plus les sentiments d’indignation et de justice, il faut arriver jusqu’à la passion. Cette crise passionnelle ou révolutionnaire est nécessaire pour élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes, au-dessus de leurs intérêts immédiats ; elle est nécessaire pour les héroïsmes de l’action et pour transformer la morale actuelle, pour assurer la cohésion et l’action d’ensemble… L’éducation, si lente et si malaisée dans les périodes de calme, se fait toute seule et vite dans les périodes d’effervescence. Les grèves ont plus fait pour la propagande syndicale que toutes les tournées de conférences. L’affaire Dreyfus a fait naître un esprit nouveau. La Révolution française nous a débarrassés de l’ancien régime. Et si les révolutions sont suivies d’une période de dépression, la réaction est cependant incapable de restaurer la mentalité antérieure… Action révolutionnaire ou éducation ? En réalité, on ne peut opposer l’une à l’autre. L’éducation, la propagande préparent à la révolte. Mais la révolte individuelle n’aboutit a rien ; elle peut quelquefois, avec de la chance, élever les individus au-dessus de la masse souffrante et méprisée ; elle ne satisfait pas nos aspirations idéalistes. Le plaisir moral est sacrifié a l’arrivisme. Notre idéalisme ne sépare pas notre affranchissement de celui d’autrui. Et la révolution seule, dans un effort général de passion, peut transformer le milieu économique et faire disparaître les coercitions matérielles et, morales qui pèsent sur les individus.

Ainsi l’individualisme aboutit à l’altruisme. Certains individualistes se refusent à cette conclusion. Pour débarrasser l’individu de ses préjugés, ils le débarrassent en même temps de ses sentiments. Il en est même qui raisonnent sur l’Individu, considéré en soi, sans tenir compte du milieu. Ils ne s’aperçoivent pas que l’individu-abstraction n’existe pas. Or il n’y a que des individus ; il faut donc que chaque individu tienne compte des autres individus… Ceux-là, aux yeux desquels leur seule personne vaut quelque chose, sont incapables d’ailleurs de vivre dans leur abstraction et nous verrons tout à l’heure à quelle conséquence ils aboutissent. Ils méprisent les ouvriers, car ceux-ci doivent « prostituer leurs bras » ; ils combattent, les syndicats comme si l’association pour la révolte contre l’exploitation patronale n’était pas une nécessité économique… Comment s’abstraire du milieu ? Placés dans le milieu actuel et forcés d’y vivre, nous n’avons aucun moyen d’action qu’en luttant pour transformer le milieu, et nous ne pouvons espérer arriver à un succès que par l’association dans la, lutte, par l’entr’aide contre les forces oppressives : patronales et étatistes.

Puisque nous ne pouvons pas vivre en dehors du milieu social, comment donc mettre en pratique cet individualisme étroit (égoïste) qui consiste à vivre pour soi, sans s’occuper des autres. La pratique conduira certains aux expédients de l’illégalisme, c’est-à-dire au parasitisme (voir Illégalisme : Le vol)… La morale de ces individualistes comporte le mépris de la foule. Elle permet ainsi de vivre, non pas aux dépens des plus forts (qui ne se laisseraient pas faire, mais aux dépens des plus faibles, disons-mieux, des naïfs, c’est-à-dire de ceux qui sont désarmés par leur confiance même… Une telle morale n’est pas, en effet, une morale sentimentale. Elle ne connaît que la raison égoïste, elle ramène tout au calcul. Elle méconnaît ainsi un des plus forts mobiles des actions humaines et la source des joies les plus vives. Elle se vante d’être inaccessible aux illusions qui, sont parfois la plus douée chose dans la vie. Mais elle est suffisante pour couvrir les appétits des individus, pour servir de prétexte à la vanité démesurée de certaines personnes. Elle peut ainsi être utilisée par quelques-uns pour légitimer les pires ignominies et les plus singuliers dévergondages… Cette morale est tout à

fait semblable à celle de la bourgeoisie actuelle. Toutefois celle-ci se couvre, plus ou moins hypocritement, chez beaucoup de gens, d’une morale religieuse dont on n’observe pas l’esprit, ou bien de préjugés sentimentaux et de prétextes philanthropiques, qui la rendent plus odieuse encore. L’autre, au contraire, se débarrasse de ces préjugés hypocrites, et ne se fait pas faute de les critiquer sans pitié.

Sous ces réserves, on peut considérer pratiquement la morale bourgeoise comme une morale individualiste. Les affaires sont les affaires, dit-on, et, en matière de commerce, on ne connaît aucune sentimentalité. La forme mercantile des relations dans la société moderne a imprimé aux rapports humains le caractère général de l’intérêt. Guizot a dit, autrefois, ce simple mot qui caractérise toute la morale bourgeoise : « Enrichissez-vous. » Celle morale s’est épanouie de plus en plus franchement dans les pays de civilisation capitaliste. C’est la morale américaine, la morale de Roosevelt, c’est la morale du succès. Les individualistes bourgeois, à la mode de Roosevelt, méprisent les faibles, les incapables. Le succès justifie tout. Or, est-ce une preuve de force que la réussite ? Est-ce une preuve d’incapacité que l’insuccès ? L’arrivisme est-il un brevet d’excellence ? On peut arriver et on arrive communément grâce à la chance d’une part, grâce à la fourberie, à la brutalité, au manque de scrupules, de l’autre. Un politicien, un ministre, etc., ne sont des modèles ni de vertu, ni d’intelligence, ni d’activité. Un président de République et un tœnia ont, pour moi, la même valeur morale. Un chef d’industrie, un président, de trust sont, aussi nuisibles qu’un conquérant.

L’action basée sur un individualisme aussi rapproché de l’individualisme bourgeois n’a qu’une portée sociale très limitée. Que peut donner la révolte individuelle ? Qu’est-ce qui la produit ? C’est d’abord la non satisfaction des besoins matériels. Un individu, s’il est assez fort, se révoltera contre les privations imposées, il se révoltera pour vivre, et il aura raison. Mais si lui-même se désintéresse des autres hommes, placés dans des conditions semblables aux siennes, son acte de révolte n’aura, d’autre bénéfice social que celui de l’exemple. Or la révolte individuelle ouverte n’a aucune chance de succès. Elle est extrêmement dangereuse : c’est presque un suicide. Aussi les individus, gênés dans leurs besoins et pressés de vivre, cherchent-ils à se tirer d’affaire par des moyens légaux ou illégaux, mais sans esclandre. En somme, c’est une sorte d’adaptation aux conditions de la société actuelle. L’effort peut quelquefois être pénible, mais il est sans héroïsme. Il n’y a pas là de révolte. Il peut être couronné de succès sans qu’il en résulte le moindre bénéfice social, sans même le bénéfice de l’exemple ou, s’il y a exemple, c’est un exemple d’égoïsme et, d’arrivisme. Il en est de même quand l’individu réagit contre les atteintes portées à ses aises et à sa liberté propre, s’il reste indifférent à la tyrannie subie par son voisin. Il y a là non seulement manque de sentiment, mais aussi manque d’intelligence. C’est la preuve du non-développement de l’égoïste et de la pauvreté, de ses besoins et de ses plaisirs

Sanine, le héros du roman d’Arzebachef, dit à un révolutionnaire : « Tu es capable de t’exposer à la prison, au besoin même de sacrifier ta vie pour la révolution, et tu es incapable d’un effort pour vivre ta propre vie, pour réaliser ton bonheur. » Il dit encore : « Quoique tu dises, tu souffriras toujours plus si l’on te coupe un doigt que si on le coupe à ton voisin. » Le roman est tout entier dans la recherche du bonheur, c’est-à-dire dans la recherche du plaisir. Mais ce bonheur et ce plaisir sont dans la satisfaction des jouissances matérielles, en premier lieu des jouissances sexuelles. La question sentimentale n’y est pas consi-