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de préjugés religieux et des habitudes ou coutumes qui varient avec chaque pays. En réalité, personne n’obéit de son plein gré à la morale officielle ; on y obéit beaucoup par éducation et par habitude, un peu par peur, car il y a des gendarmes et des juges qui obligent les pauvres gens (mais non les puissants) à respecter la morale légale. Si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que nous agissons suivant notre plaisir, notre plaisir individuel. C’est là où la thèse individualiste a véritablement toute sa valeur. Dans les conditions sociales actuelles, gênés que nous sommes par les coercitions de toute sorte qui pèsent sur nous, nous agissons ordinairement par intérêt. Mais ce dernier mobile n’est qu’une déformation du plaisir…

Cyniquement, hypocritement ou naturellement, les hommes agissent poussés par le mobile du plaisir. Qu’est-ce que le plaisir ? Il y a d’abord les plaisirs matériels immédiats qui correspondent à nos besoins physiques. Mais ce n’est pas tout, il y a d’autres plaisirs : intellectuels, artistiques, affectifs ou moraux. L’émotion qui accompagne chacun de ces plaisirs et se confond avec lui, cette sorte d’excitation de l’organisme qui correspond au plaisir, semble être plus agréable pour les plaisirs intellectuels, artistiques ou affectifs que pour les plaisirs matériels. Autrement dit, il semble que ceux-là soient supérieurs à ceux-ci. On peut déjà constater que quand un homme s’est suffisamment développé pour goûter aux plaisirs intellectuels et artistiques, il n’y renoncera pas facilement, malgré les déclarations de soi-disant pessimistes sur le bonheur des ignorants. On peut aussi constater que les hommes (même les animaux) sacrifient en général leurs plaisirs matériels à leurs plaisirs affectifs. Ces derniers paraissent l’emporter sur tous les autres. L’amour pour ses enfants, l’amour proprement dit, l’emportent certainement, en puissance de plaisir sur les autres puissances. C’est un fait d’expérience… Ainsi naît l’altruisme. Chez les hommes vivant en société, ayant besoin de l’entr’aide pour vivre, le plaisir altruiste s’est développé davantage. Nous sommes touchés par la douleur d’autrui, nous souffrons de la souffrance des autres. Nous ne pouvons pas rester impassibles devant les ignominies qui se commettent autour de nous. Et, d’autre part, nous éprouvons un plaisir moral à rendre service aux autres hommes. Faire plaisir à autrui est, un véritable plaisir…

Notre moi s’épanouit dans la bonté, ce n’est pas autre chose qu’un excédent de force individuelle. La bonté (ou générosité) est le véritable plaisir d’un individu bien développé. La maladie, la. vieillesse, les malheurs rendent les hommes plus égoïstes. L’égoïsme est un signe de faiblesse, c’est un moyen de défense pour les faibles. La solidarité altruiste, comme besoin d’expansion, est le plus haut signe de notre valeur individuelle. C’est donc de l’individualisme à plus haute puissance. Si nous nous solidarisons avec les souffrants, avec les prolétaires, par exemple, ce peut être par intérêt, si nous sommes nous-mêmes des prolétaires, mais c’est aussi par plaisir moral, et c’est uniquement par plaisir moral pour ceux d’entre nous qui ne sommes pas des prolétaires. On comprend aussi qu’un ancien ouvrier sorti du prolétariat (par chance) peut abandonner toute solidarité avec ses camarades, s’il n’était capable de comprendre que l’intérêt, tandis qu’un individu développé moralement (un anarchiste) n’abandonnera jamais cette solidarité avec les souffrants. Il n’y a pas ici de devoir. Devoir n’est qu’un terme du vocabulaire électoral, une expression du manuel civique, un préjugé pour votard, pour patriote, pour socialiste « conscient », pour syndicaliste discipliné.

Le besoin du bonheur pour tous, cet altruisme se sublime dans un désir idéaliste. C’est cet idéalisme qui est le véritable déterminisme des anarchistes. On nous

reprochera que cet idéal ne peut jamais être atteint. Nous voulons vivre tout de suite, disent certains individualistes. Or, est-ce que notre joie n’est pas en nous dès maintenant ? Est-ce que l’effort que nous faisons vers cet idéal n’est pas par lui-même une satisfaction ? Je veux dire que l’effort vers l’idéal le réalise déjà en nous comme jouissance anticipée… On retrouve aussi cet idéalisme dans les religions. C’est un besoin humain que l’aspiration vers le beau et le bien. Et le sentiment religieux véritable n’est pas autre chose que l’exaltation du sentiment idéaliste, qui peut aller jusqu’au mysticisme. Mais je n’ai pas besoin, pour ma part, des mystères, des miracles et de toutes les inventions des thaumaturges religieux pour être idéaliste… L’idéalisme peut aller jusqu’au renoncement des autres joies qui n’apparaissent plus que comme secondaires… Dans les religions on recommande et on commande le sacrifice en l’honneur de la divinité, on restreint les plaisirs matériels ; on conseille les pénitences et les macérations. Notre idéalisme ne comporte pas ces pénitences. L’anarchisme ne renonce pas au développement physique, intellectuel et artistique des individus.

S’il y a un véritable plaisir dans le sacrifice, encore faut-il ne pas être dupe. Le plaisir n’exclut pas le raisonnement. Si l’on peut trouver du plaisir à se sacrifier volontairement par amour, ce serait une duperie que de se sacrifier par devoir ou par résignation, de se résigner à l’esclavage par peur de la violence, par crainte de faire souffrir autrui. Si la violence est odieuse contre les faibles, elle est nécessaire contre la tyrannie des forts, pour l’émancipation des individus. C’est ce point de vue qui nous distingue tout à fait des croyants et des tolstoïens. Ainsi la révolte peut être nécessaire contre une tyrannie familiale ; elle est nécessaire contre la tyrannie patronale et la tyrannie étatiste… Il y a donc entre l’égoïsme et l’altruisme une question de proportion qui varie suivant la force des individualités et les conditions du milieu. Si les conditions sociales permettaient le développement complet des individus, ce développement intellectuel, artistique et idéaliste suffirait, mieux que toutes les polices, que toutes les morales et tous les codes, à assurer par l’individu lui-même le refrènement de ses appétits dommageables à autrui… On me dira que la culture n’empêche pas beaucoup les gens de se montrer féroces pour autrui, quand il s’agit de leurs intérêts. Nous en avons de nombreux exemples. Mais je répète que la concurrence et l’arrivisme sont la cause actuelle de cet égoïsme. On voit ces égoïstes féroces, une fois arrivés ou enrichis, pratiquer une molle bonté, dans le degré compatible avec la déformation subie par leur caractère. Dans la société actuelle, les rapports humains sont fondés sur le mercantilisme. Aussi l’intérêt immédiat s’oppose-t-il souvent au plaisir moral. Combien en ai-je connu qui ont sacrifié l’idéalisme enthousiaste de leur jeunesse au réalisme de la carrière !…

L’éducation ne suffit donc pas à assurer le triomphe de l’idée. Pour arriver à une société, fondée sur l’entr’aide, où le développement des individus pourrait se faire librement, où il y aurait harmonie et équilibre entre toutes les jouissances, quelle espérance pouvons-nous avoir ? Comment pouvons-nous concevoir la réalisation de notre idéal ? Comment nous débarrasser de toutes les contraintes matérielles et morales qui pèsent sur nous ?… Nous ne pouvons avoir d’espérance qu’en groupant tous ceux qui souffrent. C’est pourquoi la propagande qui s’adresse aux travailleurs, à ceux dont l’effort est exploité par une classe parasite, cette propagande seule paraît féconde. La solidarité des intérêts vient soutenir les aspirations idéalistes des individus. Et, pour exalter ces aspirations idéalistes, pour entraîner la masse à une révolte générale, pour changer la mentalité des hommes, asservie actuellement à l’obéis-