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dérée. L’auteur exalte simplement la jouissance physique. Sa morale est celle du plaisir égoïste (cynisme). On comprend qu’elle ait eu quelque influence sur des jeunes gens ayant perdu tout idéal, et qui y ont trouvé le prétexte de suivre leurs appétits sexuels, parfois avec quelque fanfaronnade… Plus tard, ces jeunes gens, après avoir jeté leur gourme, sont repris par les affaires, les « affaires sérieuses ». C’est toujours la même morale du plaisir égoïste, qu’on peut ranger dans les morales de l’intérêt.

La révolte individuelle ne peut s’exercer que dans le cercle familial ou dans le domaine moral. Elle peut avoir a s’exercer contre l’autorité des parents, contre des préjugés sexuels ou religieux, ou contre les devoirs de la morale officielle. Cette besogne d’éducation fait, partie de la propagande anarchiste ; mais elle n’est pas toute la propagande anarchiste. Toutefois, c’est à cette fraction de propagande que s’arrêtent maints individualistes ; on peut même constater que, comme Arzehachef, ils ont un faible pour les questions sexuelles. Des jeunes gens, gênés par l’autorité paternelle, ou pressés de satisfaire des besoins sexuels, sont portés à donner de l’importance à leurs propres préoccupations. Le résultat de leur agitation est extrêmement mince au point de vue social… La révolte principale, c’est Ia révolte contre le milieu économique, sans laquelle il n’y a pas d’émancipation possible des individus, tout au moins pour le plus grand nombre… Ces individualistes eux-mêmes reconnaissent pour les hommes le besoin de l’entr’aide. Ils proposent l’association entre camarades. Mais cette association ne peut rien changer aux conditions économiques. Elle ne peut rien contre l’accaparement des richesses naturelles et des moyens de production. Au point de vue moral, se retirer du monde, comme les moines, hors de la vie sociale, c’est plutôt, le fait de découragés. Je n’aurai pas la cruauté de m’appesantir sur ce qu’ont donné ces essais de « vie en camaraderie ». Les rivalités sexuelles, les compétitions d’autorité, les froissements de vanité, même des questions d’intérêt privé (je passe sur les calomnies, les querelles, les violences, etc.) ont amené rapidement la dissolution des communautés. En somme, la communauté d’idées n’entraîne pas forcément la sympathie, ni l’entente morale. Nous avons des amis parmi des gens qui ne partagent pas nos idées. Et pour faire telle ou telle propagande spéciale, nous préférons parfois nous unir avec certains bourgeois libéraux plutôt qu’avec certains camarades.

La délivrance économique ne peut se faire que par l’expropriation. On ne changera rien aux conditions actuelles par des essais d’association de production, si les capitalistes détiennent les moyens de production. La révolte individuelle contre le milieu économique étant impossible, les individus ont depuis longtemps été amenés à s’associer pour la révolte collective. Le mouvement syndical est né de la nécessité de résister, de résister ensemble, à l’exploitation patronale. Les ouvriers font, par la révolte, l’apprentissage de la solidarité, une solidarité d’intérêts. Autrefois, cette solidarité était assez étroite : elle était limitée entre les membres du même compagnonnage. Il n’y a pas encore très longtemps, elle était limitée entre les membres d’une même corporation : les typographes méprisaient les ouvriers des autres corporations moins favorisées ; et tout le monde se souvient des divisions de caste, qui existaient naguère entre les ouvriers des différentes catégories du bâtiment. Aujourd’hui, la solidarité tend à devenir plus large : les syndiqués se sentent solidaires des autres syndiqués, sans distinction de catégories ou de métiers. Mais la solidarité s’arrête là. Un ouvrier non syndiqué est pour un bon syndicaliste un être dégoûtant qu’on a le droit d’empêcher de travailler, même en temps normal… Je ne parle pas ici des jaunes, méprisables valets du patronat. Mais tous les non-syndiqués ne sont pas

des jaunes, ils ne sont pas toujours les derniers à se révolter contre les patrons. Cependant, même grévistes, ils n’ont pas toujours droit à des secours de grève égaux. — « Alors, où serait l’avantage d’être syndiqué ? » me disait un secrétaire de fédération. La solidarité syndicale, plus large que l’ancienne solidarité corporative, n’est donc pas une solidarité humaine…

Qu’il s’agisse soit d’intérêt individuel, soit d’une solidarité limitée à une collectivité quelconque, c’est toujours une révolte par intérêt. Restreinte à ce point de vue, la lutte d’intérêts ne satisfait plus complètement, nos aspirations, car elle peut, amener les plus grandes désillusions. Nous voulons satisfaire non seulement nos besoins matériels, mais nos besoins moraux. Nous voulons vivre complètement. Notre besoin de développement individuel nous amène déjà a une compréhension de la solidarité vraiment humaine. Ce principe de la solidarité a été très bien exposé par Bakounine dans le passage suivant : « Aucun, individu humain ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans sa vie, qu’en la reconnaissant en autrui et qu’en coopérant à sa réalisation pour autrui. Aucun homme ne peut s’émanciper qu’en émancipant avec lui les hommes qui l’entourent. Ma liberté est la liberté de tout le monde, car je ne suis réellement libre, libre non seulement dans l’idée, mais dans le fait, que lorsque ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation, leur sanction dans la liberté et dans le droit de tous les hommes, mes égaux… Ce que tous les autres hommes sont m’importe beaucoup parce que tout indépendant que je m’imagine ou paraisse par ma position sociale, je suis incessamment le produit de ce que sont les derniers d’entre eux. S’ils sont ignorants, misérables, esclaves, mon existence est déterminée par leur ignorance, leur misère et leur esclavage. Moi, homme éclairé et intelligent, par exemple, — si c’est le cas, — je suis bête de leur sottise ; moi brave, je suis l’esclave de leur esclavage ; moi riche, je tremble devant leur misère ; moi privilégié, je pâlis devant leur justice. Moi, voulant être libre enfin, je ne le puis parce qu’autour de moi tous les hommes ne veulent pas être libres encore, et, ne le voulant pas encore, ils deviennent, contre moi des instruments d’oppression. »

Cette solidarité qui lie tous les humains entre eux, qu’ils le veuillent ou non, est encore une solidarité par intérêt ; car notre plein développement individuel, n’est, possible qu’avec le développement d’autrui. Au-dessus d’elle, il y a encore une solidarité plus vive, c’est la solidarité du sentiment, ce sont, nos aspirations vers le bonheur de tous. Je ne dis pas que la solidarité des sentiments n’existe pas dans la solidarité d’intérêts. Les sentiments ont même la plus grande part dans le mouvement de révolte ; ils servent de détonateur pour l’explosion ; ils donnent le branle aux revendications. D’ailleurs, il n’y a pas seulement des revendications matérielles. Les hommes peuvent souffrir dans leur liberté ou leur dignité personnelle. Donc, on se révolte aussi contre l’atteinte portée à sa propre liberté ou contre la tyrannie exercée contre l’un des membres du groupe dont on fait partie. De toute façon, la révolte a pour point de départ la souffrance (matérielle ou morale), le sentiment, de l’injustice subie (indignation) et, dans le cas de révolte collective, elle a pour soutien le sentiment de solidarité entre tous les membres de la collectivité intéressée… Les sentiments sont, plus larges que les intérêts. Les hommes s’indignent naturellement, contre toute injustice, même si elle ne les touche pas, ni leur groupe. Les sentiments donnent naissance aux aspirations les plus généreuses de l’homme et à l’idéalisme social au-dessus des partis et des classes.

Mais les sentiments se trouvent trop souvent liés et bridés par les intérêts eux-mêmes, par une éducation de particularisme et d’esprit de corps. On ne songe pas à