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se mettre par la pensée à la place d’autrui, pour pouvoir se juger soi-même. On se défend, comme d’une faiblesse, de tout élan généreux… On se resserre autour des intérêts particuliers de chaque association. Cet égoïsme collectif prouve tout simplement la faiblesse de la collectivité. L’organisation — non pas libre et librement ouverte, mais fermée, étroite et disciplinée — s’oppose ainsi aux meilleurs de nos sentiments naturels, elle s’oppose à l’idéal. Elle donne aux adhérents l’esprit de corps ou l’esprit de classe. Le compagnonnage restreignait la solidarité entre les membres affiliés. L’esprit corporatif soutenait la solidarité entre ouvriers d’un même métier. L’esprit syndicaliste limite la solidarité entre les travailleurs syndiqués… On s’habitue à réserver son altruisme exclusivement pour ses camarades. On ne s’aperçoit pas que la meilleure propagande est celle qui donne sans compter, qu’en luttant pour obtenir avantages et libertés pour soi-même et pour ceux qui sont encore incapables de comprendre l’audace et, le sacrifice, on fait plus pour la diffusion de ses idées qu’en refusant de partager le maigre butin des victoires précaires. Les intérêts de parti masquent l’idéal humain et restreignent l’élan des sentiments. En créant un parti, les chrétiens ne se sont plus occupés que de lutter pour la suprématie de ce parti (l’Église) et ils ont abandonné la réalisation de leur idéal communiste… L’idéologie est nécessaire pour élever les esprits au-dessus de la lutte quotidienne, vers la conception de l’affranchissement intégral de l’espèce humaine. L’exaltation des sentiments, le développement individuel servent à libérer les hommes des étroitesses de parti et de la politique étatiste. Notre morale du plaisir, à nous anarchistes, nous délivre des préjugés imposés par les vieilles morales de discipline et d’autorité. Nous agissons sans aucune contrainte. Si nous agissons pour autrui, c’est parce que nous y trouvons notre propre intérêt, c’est aussi parce que nous y trouvons notre plaisir.

La morale anarchiste s’oppose à la morale religieuse et, au lieu de prêcher le renoncement et la retraite, elle veut la vie, la lutte et le plaisir. Nous n’avons pas le dégoût de l’existence et de nous-mêmes, nous voulons vivre d’une vie aussi complète que possible, au moins par nos aspirations… En affaiblissant les individus, en prêchant le renoncement et l’humilité, les religions n’aboutissent qu’à un altruisme impuissant. Je le répète, ce ne sont pas les résignés qui seront capables de se révolter pour autrui. L’altruisme actif demande une force véritable ; autrement dit, on ne saurait être vraiment bon que si l’on est fort. Et l’on n’est vraiment bon que si l’on a la puissance de s’indigner et de se dresser pour autrui… Le sens de la vie pousse les individus, non vers le renoncement, mais vers la jouissance, vers le plaisir sous toutes ses formes. Nulle tyrannie, nulle religion, nulle police ne sont assez fortes pour étouffer ces aspirations. La foule est une réserve inépuisable de forces que la propagande doit s’efforcer de libérer. Cette propagande doit donner aux individus le courage d’oser espérer les aspirations qui leur viennent d’eux-mêmes, de leurs besoins, de leurs sentiments… La propagande n’a qu’à suivre ces impulsions naturelles. Elle doit surtout libérer la dignité individuelle des habitudes d’obéissance et dégager l’idéalisme hors de.la médiocrité de la vie quotidienne et des questions d’intérêt… Nous ne serons libérés nous-mêmes que lorsque les autres aussi voudront être libres, lorsqu’une passion révolutionnaire enflammera la masse, non pour la suprématie d’un parti, mais pour la destruction de tout pouvoir. — M. Pierrot.

Note supplémentaire. — L’individualisme est une réaction contre les habitudes et les coutumes (habitudes traditionnelles) qui régissent le plus souvent les actions des hommes grâce à leur pouvoir sur l’inconscient et le subconscient.

La morale primitive est fondée sur ce qui est bien ou mal pour la tribu, exposée à de multiples dangers. La morale commune (coutume) maîtrise les impulsions des individus, en ce qu’elles peuvent avoir de dommageable pour le salut commun.

La communauté primitive réprime violemment les défaillances, la lâcheté, les maladresses des individus. Le sentiment d’infériorité est né de cette réprobation, et par conséquent l’amour-propre.

L’amour-propre vis-à-vis d’autrui a consolidé la morale ; et plus tard est né l’amour-propre vis-à-vis de soi-même. La maîtrise des impulsions n’a plus besoin de coercition autoritaire. L’individu doit arriver à être assez maître de soi pour vivre libre en société, sans dommage pour autrui, et assez conscient pour n’avoir plus besoin du respect obligatoire aux coutumes et aux lois. L’idéal des anarchistes est l’instauration d’une telle morale, sans obligation ni sanction.

Cette morale s’oppose donc au dévergondage impulsif des individus, qui est la négation même de la liberté, puisque la liberté ne peut se développer que lorsque les autres individus n’ont plus à craindre les appétits brutaux de quelques hommes sans scrupule. La plupart de ceux qui s’intitulent aujourd’hui individualistes parce qu’ils exigent l’assouvissement de leurs appétits, paraissent être des exemples de régression au type humain primitif. A côté d’eux, il faut aussi ranger quelques personnes, qui, selon l’opinion de certains psychiatres, présentent une déviation de l’instinct sexuel vers soi (narcissisme). — M. P.

INDIVIDUALISME (Anarchisme-égoïste). — Il est peu de mots qui soient, plus diversement interprétés que celui d’ « individualisme ». Il est, par suite, peu d’idées plus mal définies que celles représentées par ce vocable. L’opinion la plus répandue et que les ouvrages d’enseignement populaire se chargent, de confirmer, c’est que l’individualisme est un « système d’isolement dans les travaux et les efforts de l’homme, système dont l’opposé est l’association ».

Il faut reconnaître en cela la conception vulgaire de l’individualisme. Elle est fausse et, en outre, absurde. Certes, l’individualiste est l’homme « seul », et on ne peut le concevoir autre. « L’homme le plus fort est l’homme le plus seul », a dit Ibsen. En d’autres termes, l’individualiste, l’individu le plus conscient de son unicité, qui a su réaliser le mieux son autonomie, est l’homme le plus fort. Mais il peut être « seul » au milieu de la foule, au sein de la société, du groupe, de l’association, etc., parce qu’il est « seul » au point de vue moral, et ici ce mot est bien synonyme d’unique et d’autonome. L’individualiste est ainsi une unité, au lieu d’être comme le non-individualiste une parcelle d’unité. Mais la grossièreté des incompréhensifs n’a pu voir la signification particulière de cette solitude, ce qu’elle a d’exclusivement relatif à la conscience de l’individu, à la pensée de l’homme ; elle en a transposé le sens et, dans son habitude du dogmatique et de l’absolu, l’a attribué aux actions économiques de l’individu dans le milieu social, faisant de lui un insociable, un ermite, — d’où le mensonge et l’absurdité de la définition précitée. Que l’on dise « seul » avec Ibsen, ou « unique » avec Stirner, pour caractériser l’individualiste, les béotiens adopteront la lettre et non l’esprit de ces vocables.

Si cette conception vulgaire de l’individualisme est fausse, ce n’est pas du fait que les hommes qui se disent, dans le présent, individualistes vivent comme les autres en société, car les sociétés actuelles imposent à l’individu une association déterminée. L’individu subit cette association, mais là s’arrête sa participation, qui n’est nullement bénévole. De quoi l’on peut inférer que l’individualisme n’est pas un système d’isolement préconçu et n’est pas, par conséquent, l’opposé de l’association,